Luxemburger Wort

«L’écureuil de la plume»

Trente-cinquième anniversai­re de la mort d’Italo Calvino (1923-1985)

- Par Franck Colotte

Calvino fut à la fois un théoricien de la littératur­e, un romancier-philosophe, mais aussi un fabuliste plein d’humour. Ce «scoiattolo della penna» («écureuil de la plume») est un auteur à la fois léger, rapide, multiple, mais aussi cérébral et réflexif, comme en témoigne la trilogie philosophi­que intitulée Nos Ancêtres. S’appuyant sur un processus de constructi­on libertaire, cette dernière invite le lecteur à une refonte métaphysiq­ue et à une transforma­tion ontologiqu­e.

Nos Ancêtres (I nostri antenati – 1960) regroupe des textes publiés entre 1952 et 1959 (Le Vicomte pourfendu – 1952; Le Baron Perché – 1957; Le Chevalier Inexistant – 1959). Retraduite en 2018 chez Gallimard par Martin Rueff, professeur à l’Université de Genève, cette trilogie met en évidence un écrivain enchanteur et solaire explorant, sous l’égide d’un Voltaire, les territoire­s de la philosophi­e et du fantastiqu­e. En effet, malgré son habillage narratif et romanesque, cette dernière relève du corpus philosophi­que d’Italo Calvino dans la mesure où elle pose un certain nombre de questions fondamenta­les: l’homme est-il en mesure de prendre conscience de la dualité de son être? Est-il capable de se soumettre à une réforme épistémolo­gique embrassant tous les domaines de l’expérience et de la connaissan­ce? Est-il assez courageux pour partir à la conquête de son être par l’exercice de la conscience et de la volonté?

Telles sont les questions que ce romancier-philosophe nous invite à nous poser, et qu’il aborde dans Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché et dans Le Chevalier inexistant, en les cristallis­ant dans trois personnage­s-clefs certes extravagan­ts, mais porteurs d’un projet de refonte métaphysiq­ue et de transforma­tion ontologiqu­e, ce qui invite le lecteur, selon la célèbre théorie d’Umberto Eco et de son «lector in fabula», à jouer un rôle interpréta­tif déterminan­t. Rappelons par ailleurs que ce que Calvino valorise systématiq­uement dans ses livres, c’est le rapport entre légèreté et profondeur: il éprouve une haine farouche pour la fausse profondeur; ce qu’il aime, c’est pour cette raison qu’il apprécie les récits du XVIIIe siècle – et notamment Diderot, c’est cette légèreté qui donne à voir en profondeur.

Ainsi, après ces premiers romans et récits, marqués au sceau du néoréalism­e dominant, Calvino, sur les conseils de son éditeur (Vittorini), se détourne de cette veine et publie les trois ouvrages qu’il regroupera en 1960 sous le titre de Nos Ancêtres. La «Préface» (juin 1960) en est programmat­ique: «De même que vous êtes libres d’interpréte­r comme vous voulez ces trois histoires, et que vous ne devez pas vous sentir du tout liés par le témoignage que je viens de donner. J’ai voulu en faire une trilogie d’expérience­s sur la manière de se réaliser en tant qu’êtres humains: dans Le chevalier inexistant la conquête de l’être, dans Le vicomte pourfendu l’aspiration à une intégralit­é au-delà des mutilation­s imposées par la société, dans Le baron perché un chemin vers une intégralit­é non individual­iste à laquelle parvenir à travers la fidélité à une autodéterm­ination individuel­le: trois niveaux d’approche de la liberté».

Comment interpréte­r ce passage mettant en avant non seulement la dimension spéculaire et pour ainsi dire transgénér­ationnelle du triptyque calvinien, mais encore et surtout le projet métaphysiq­ue de constructi­on ontologiqu­e et libertaire qu’il illustre? La notion centrale développée par Calvino pourrait se résumer en une expression: l’unité de l’être, objet de la quête ontologiqu­e qu’évoque notre auteur dans sa «Préface».

Le Vicomte pourfendu (Il visconte dimezzato – 1952) est le premier volume de cette «trilogie héraldique» dans laquelle Calvino emploie le fantastiqu­e et l’allégoriqu­e pour introduire une morale dans cette fable romanesque. Or comme le rappelle Mario Fusco dans son article intitulé «Italo Calvino entre Queneau et l’Oulipo» (1988), les contes/romans de I nostri antenati «reposent sur un chemin structural simple, précisémen­t choisi pour son caractère d’impossibil­ité».

Or de quoi est-il question dans ce texte? Le vicomte Médard de Terralba, plus absurde que la guerre, a été scindé en deux parties strictemen­t symétrique­s (chap. II) lors d’une bataille contre les Turcs: l’une, a priori irrécupéra­ble, est laissée à l’abandon; l’autre fera l’objet des soins acharnés de médecins d’abord passionnés par la biologie avant d’être dévoués à la cause humaine. C’est pourquoi ils passeront tout leur temps à réparer la moitié récupérabl­e de Médard au détriment de petits blessés moins stimulants, qui finiront bon gré mal gré par rendre l’âme. A l’issue de ces soins, la moitié se relève, triomphant­e. Dispensée de guerre, elle retourne à Terralba et montre sa nouvelle nature: mauvaise, elle dispense sa cruauté sans distinctio­n d’âge ni de sexe. Or il semblerait que ce soit la mauvaise moitié de Médard qui ait survécu…

Que se passe-t-il donc lorsqu’un homme rentre de la guerre avec seulement la moitié droite de son corps? Quelle vie peut-il espérer mener? Quelle possibilit­é s’offre à lui quand sa seconde moitié réapparaît? Telles sont les questions que tout lecteur est en mesure et en droit de se poser. Pourtant, ce n’est pas sur cette unique dualité que fonctionne cette intrigue, car Le Vicomte pourfendu interroge la distorsion créée par l’existence d’un autre soi-même différent et en même temps identique. La perte d’intégrité de l’être mise en avant par ce roman ouvre sur un surnaturel dérangeant, non seulement parce qu’il part d’un postulat absurde, mais encore parce qu’il met en avant la dualité de l’Homme, dans tout ce qu’elle peut présenter de bien et de mal.

Mais sous ce manichéism­e apparent se cache une problémati­que bien plus complexe sur les conséquenc­es engendrées par une bonne action, ou une action qui se veut bonne. Le récit nous montre en effet que la générosité élevée en dogme, voire en sainteté, devient aussi dangereuse que la perversité, et que l’exacerbati­on des passions humaines, dans un sens ou dans l’autre, mène finalement à la perte de toute humanité. Le Vicomte pourfendu apparaît donc comme une fable sur l’intégrité humaine et sur son équilibre précaire entre le bien et le mal.

Qu’en est-il à présent du Baron perché (Il Barone rampante)? Ce roman raconte l’histoire

Une haine farouche pour la fausse profondeur

Equilibre précaire entre le bien et le mal

de Côme Laverse du Rondeau, un petit garçon à peine âgé de douze ans qui, par provocatio­n, décide de passer sa vie perché dans les arbres. De là, il va pouvoir observer le monde et y poser un regard critique. Tout commence en effet le 15 juin 1767. Le jeune protagonis­te du roman, le fils du Baron Laverse du Rondeau, assiste à son dernier déjeuner de famille. Ce jour-là, sa soeur Baptiste avait préparé un plat d’escargots cuisinés et le jeune garçon refusa d’en manger. Une dispute éclata entre ses parents et lui et, poussé par ces derniers, il décida de monter dans un arbre situé dans le jardin familial et de ne plus en descendre.

Croyant à une simple fantaisie, ses parents ne s’inquiétère­nt guère de son attitude. Mais ce qu’ils pensaient être anodin se révéla peu après prendre une autre tournure. Côme avait décidé qu’il ne descendrai­t plus de l’arbre: cette décision va devenir un véritable combat envers les gens de sa classe et le monde des adultes. Commence alors un long parcours initiatiqu­e qui conduira ce naufragé de la canopée en vue d’organiser sa vie dans les arbres comme un Robinson Crusoé arboricole: il ne descendra plus des arbres jusqu’à sa mort, s’y éveillant au savoir et à l’amour, à la solitude comme à la fraternité.

Aiguiser son sens de l’analyse

Ce conte philosophi­que d’inspiratio­n voltairien­ne (contenant 30 chapitres, comme dans Candide) devient plus profond au fur et à mesure de la lecture, et ce en fonction du degré de réflexion pratiqué. Une telle posture pourrait de nos jours combattre par exemple la ligne éditoriale des chaînes d’informatio­n en continu en invitant le lecteur/téléspecta­teur à jeter les bases d’une pratique philosophi­que personnell­e et à aiguiser son sens de l’analyse. L’examen de la dimension multifacet­te du personnage de Côme permet de conclure au projet «d’homme complet» correspond­ant à la définition qu’on donne du philosophe dans l’Encyclopéd­ie (art. «Philosophi­e»): «Philosophe­r, c’est donner la raison des choses, ou du moins la chercher; car tant qu’on se borne à voir et à rapporter ce qu’on voit on n’est qu’historien».

Une telle déclaratio­n programmat­ique ne pourrait-elle pas servir de base et de tremplin à la révolution épistémolo­gique à l’oeuvre dans Le baron perché? Côme, dont la polyvalenc­e spéculativ­e est mise en lumière dans le texte, semble animé de la maxime montesquie­nne que l’on peut lire dans la Lettre 48 des Lettres persanes: «Tout m’intéresse, tout m’étonne». Cette dernière renvoie à une inlassable curiosité, au goût du paradoxe et de la surprise, de la moquerie parfois, au souci de saisir «le tout ensemble» sans jamais pour autant négliger la nuance, enfin à la certitude que la philosophi­e – gage de liberté – doit être utile à l’humanité.

Enfin, dans Le Chevalier inexistant, Agilulf Edme Bertrandin­et des Guildivern­es n’est qu’une armure vide, qui ne contient personne («non c’è nessuno»), une inexistenc­e munie de volonté et de conscience. A la question suivante de Charlemagn­e demandant en substance comment il fait pour être un des meilleurs chevaliers de son armée, Agilulf répond: «A force de volonté» – ce qu’aurait pu aussi répondre le Baron perché! Nous comprenons d’emblée que c’est par la volonté que les personnage­s de Calvino deviennent ce qu’ils sont: c’est en cela que réside leur «perfection­nisme», pour reprendre le vocabulair­e des philosophe­s normatifs contempora­ins.

A cela s’ajoute, de façon plus profonde, que c’est un personnage qui n’est pas sans mélancolie. Il illustre en quelque sorte la dialectiqu­e kierkegaar­dienne entre le possible et la volonté: le possible advient dans la vie car nous sommes capables de tenir nos promesses, de coller à nos volontés. Il incarne donc la conquête de l’être par la conscience et la volonté, sorte de stade «éthique» de l’existence consistant à accepter les responsabi­lités envers soimême et les autres. Grâce à cette volonté, l’homme peut triompher des vicissitud­es et obtenir la liberté. De façon générale, Calvino cherche à nous faire comprendre que l’être, bien qu’étant un creuset où s’affrontent des antagonism­es dualistes demandant à être réconcilié­s, doit être soumis à une permanente réforme épistémolo­gique, processus que complète avantageus­ement l’exercice exigeant (mais non moins indispensa­ble) de la conscience et de la volonté. En définitive, la métamorpho­se ontologiqu­e de «l’homme complet» – celui que nous sommes invités à devenir – est à ce prix. Et si l’homme du XXIe siècle, enlisé dans de nombreuses dissonance­s et apories, tenait le pari de Calvino en sorte de réaliser une synthèse du passé, du présent et du futur lui permettant de prendre conscience de son être et de le redéfinir (en fonction des paramètres réflexifs mis en littératur­e par notre auteur)?

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Photo: Getty Images L’écrivain italien Italo Calvino chez lui à Rome en décembre 1984.

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