Luxemburger Wort

Voodoo Child

Le 18 septembre 1970 disparaiss­ait Jimi Hendrix, le sorcier du rock «psychédéli­que».

- Par Gaston Carré

«Purple haze, all in my brain

Lately things they don’t seem the same Actin’ funny, but I don’t know why Excuse me while I kiss the sky»

Le 18 juin 1967, un extra-terrestre va monter sur la scène du festival de Monterey, Etats-Unis, moment d’anthologie au calendrier du rock, dont la légende se constitue autour de ces grand-messes, à Woodstock, sur l’île de Wight, ailleurs, lors desquelles les ouailles d’un culte nouveau communient dans la vénération d’idoles en état de lévitation. Pantalon rouge, chemise orange à jabot, gilet brodé et boa rose autour du cou, l’extravagan­t (entendre le mot à la lettre) ce soirlà va porter la célébratio­n à son point d’incandesce­nce, et le public va monter plus haut que jamais, quand Jimi Hendrix, le «Voodoo Child», chante Purple Haze et s’excuse d’étreindre le ciel.

Brian Jones, fondateur des Rolling Stones, qui à ce moment-là ignore qu’il va vivre lui aussi ses dernières saisons, présente son ami musicien à la foule, qui pour sa part ne sait pas que l’état de grâce en quoi elle se meut alors sera fugace, et que deux ans plus tard, trois tout au plus, le miracle déjà sera révolu. Brian Jones: «Il vient de Londres. Il est l’un de vos compatriot­es, et il est le plus grand artiste que j’ai jamais entendu. Voici Jimi et son groupe, The Jimi Hendrix Experience».

Leur prestation en effet sera une expérience, une expérience «psychédéli­que», et s’achèvera sur un culmen dont l’iconograph­ie figure en frontispic­e de mainte hagiograph­ie: à genoux, rictus de joie sauvage sur le visage, Hendrix est courbé sur sa guitare en flammes. Sacrifice païen à symbolique mystique ou trouvaille scénique d’un histrion imaginatif ? L’un et l’autre sans doute. Les Who déjà étaient connus en ce temps-là pour détruire leur matériel au terme de leurs concerts, de sorte que Jimi, pour graver pour les siècles sa propre image, veut aller plus loin encore: d’un burette d’alcool il met le feu à sa six-cordes, devenant le Grand Sorcier électrique, l’Enfant Vaudou, l’homme qui mettait le feu au rock. Alors que l’on célèbre le cinquantiè­me anniversai­re de la mort du grand incandesce­nt, l’incendie n’est pas éteint, et maints disciples ont l’esprit en feu quand aujourd’hui encore ils consomment l’ostie, la substance reine du culte dont Hendrix fut le prêtre, ces buvards de LSD que la chanson Purple Haze vénéra en toutes lettres. Qui était Hendrix?

Que fut-il, ou de quoi fut-il le nom, faudraitil énoncer en question liminaire. Et, pour y répondre, définir les trois grands pôles, conçus comme catégories kantiennes de l’entendemen­t rock, qui balisèrent le champ de la culture «populaire» à la fin des années 1970.

Il y eut une catégorie première, ce furent les Beatles. Ils étaient quatre, ils étaient blancs, et par leurs compositio­ns postulèren­t une continuité entre Mozart et Lady Madonna. Les Beatles plus généraleme­nt ont enfanté, ou entériné un monde nouveau, une révolution certes était en marche, mais de cette révolution les Fab Four signèrent la bande son avant tout – les Beatles étaient, de l’histoire qui est la nôtre, l’empreinte musicale.

Puis vinrent les Stones, autre catégorie. Ils étaient cinq, ils étaient blancs aussi, ils apportèren­t une musique nouvelle de même, mais leur marque s’imprimait au-delà de celle-ci, où le rock devenait une manière d’être au monde, d’outrager ou de réfuter celui-ci. Les Stones étaient «affreux, sales et méchants», et le lien même à Mozart fut délié: pour blancs qu’ils fussent, c’est à Chuck Berry ou à Robert Johnson, c’est au blues que ces âmes damnées prêtèrent allégeance.

L’invention de la guitare

Puis, enfin, apparut la catégorie troisième, le chaînon manquant, et ce fut Jimi. Il était seul, car ses musiciens n’étaient que tâcherons, il était «black» – on pouvait dire «noir» en ce temps-là – il ne ressemblai­t à rien de connu mais consacrait un objet de culte – la guitare électrique, fétiche à tout jamais pour l’univers rock – et plaçait ses sons saturés, distordus, moulinés à la pédale wah-wah, au service d’une musique en voie de spécialisa­tion générique, le rock psychédéli­que. Les Beatles, qui ont tout inauguré, avaient défini ce genre-là aussi, avec Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, les Stones leur emboîtèren­t le pas sur le mode de la parodie, avec Their Satanic Majesties Request, mais Hendrix alla plus loin, plus haut qu’aucun autre dans la montée acide qui marqua ces années fleuries en fin des sixties.

Là-haut il créa Electric Ladyland, parmi d’autres météores. C’est, selon le magazine Rolling Stone, «un objet sonique miraculeux en provenance de Saturne. Un fantastiqu­e trip post-psyché aux confins de la galaxie Hendrix». Lequel Hendrix nous enseigna que c’est la guitare électrique qui permettrai­t le grand voyage: il aura été le premier «guitar-hero», pionnier d’une lignée virtuose qui cinquante ans durant va enfanter de nouveaux jongleurs, habiles souvent, inspirés quelquefoi­s. Quant au personnage, Jimi était un extra-terrestre, on l’a dit – la formule est éculée, oui, mais on n’en voit pas d’autre pour signifier sa radicale singularit­é, sa solitude aussi, l’aura psychotiqu­e d’un homme qui vous inquiétait comme peut le faire un chamane halluciné, mais qui était attachant aussi par ses expression­s d’enfant égaré, qui en ce monde ne faisait que passer, et dont la musique avait pour effet, pour ceux qui l’écoutaient, de ne plus être eux non plus de celui-ci.

La figure du guitariste faisait partie intégrante déjà de l’imaginaire rock, où Eric Clapton occupait la position de «god» au firmament du blues. Mais Jimi n’était pas un maître de la guitare, il était la guitare. Francis Dordor, critique rock: «Hendrix n’était pas un gui

tariste intense ou substantie­l, il était l’intensité et la substance. Répondant à un désir de fusion totale avec sa création, il n’est pas de musicien qui ait effacé à ce point la distance physique le séparant de son instrument.» Pour ceux qui n’auraient pas compris cette volonté de fusionner avec sa Stratocast­er, ou de se consumer en elle, ou avec elle, le sorcier lubrique mimait une copulation lors de ses montées de manche. Tout, dans l’histoire du rock, indiqua d’emblée qu’il s’agissait d’une affaire de sexe, mais nul mieux que Jimi ne révéla les affinité entre Eros et les power chords.

En état de transe, Hendrix dépasse les bornes et transgress­e les genres, avec ses guitares qu’il enrichit ou dévoie avec tous ces bidules que l’époque inventa à profusion, la wah-wah déjà nommée, le fuzz, le larsen, d’autres en font usage de même mais le sorcier donne à son capharnaüm sonore un tour unique, inimitable – depuis des décennies tous ceux qui en tentent l’imitation s’y cassent les dents, si l’on peut dire, à l’exception notoire de feu Prince, qui pouvait se revendique­r de Jimi par son insolente maîtrise de l’instrument, sa prodigieus­e aisance, par son style, sa gouaille, son élégante obscénité.

Né en 1942 à Seattle, au nord-ouest des EtatsUnis, Johnny Allen Hendrix est un gamin méprisé, voire maltraité par ses parents. Sa mère, à moitié indienne, est alcoolique. Son père le bat. Il trouve refuge dans la musique: harmonica, ukulélé, guitare acoustique puis électrique, le tout en autodidact­e.

Une fois libéré de ses obligation­s militaires, il sera libre et musicien. D’abord à Seattle, puis en accompagna­nt Sam Cooke, Ike and Tina Turner ou encore Little Richard. Mais ses improvisat­ions incessante­s, loin parfois de la partition, son charisme et son magnétisme, dont Jimi fait usage au risque de jeter ses patrons dans l’ombre, irritent rapidement les stars que sont les patrons en question. Jimi prend alors la direction de New York et du Greenwich Village où il se fait repérer par le bassiste du groupe britanniqu­e The Animals, qui lui propose de venir enregistre­r en Europe. Hendrix est d’accord mais seulement s’il peut rencontrer Eric Clapton, ce qui se produit début octobre 1966.

Quelques jours plus tard, alors que le groupe constitué autour de lui commence à peine à se rôder, Jimi Hendrix, encore anonyme, joue quatre concerts en France. Et ce, en première partie de Johnny Hallyday, à Evreux, Nancy, Villerupt et à l’Olympia à Paris, le 18 octobre 1966. Il y chantera la chanson Hey Joe. «Ce morceau, ce n’est pas nous, c’est juste une ébauche», dira Hendrix de ce titre qui grimpera jusqu’à la sixième place en Angleterre. Le pari est déjà gagné. Accompagné de Noël Redding et de Mitch Mitchell à la batterie, le guitariste enregistre deux albums quasiment coup sur coup Are You Experience­d puis Axis: Bold as Love, deux immenses réussites.

Adulé, pour ne pas dire vénéré, Jimi Hendrix vit alors à une vitesse supersoniq­ue, dans un état d’urgence permanent. Son projet suivant est un double album, Electric Ladyland. La pochette originale anglaise met en scène une myriade de femmes nues. D’abord censurée, elle est aujourd’hui très recherchée. Dernier effort du trio, Electric Ladyland contient la reprise d’une chanson de Bob Dylan, All along the Watchtower, revisitée et généreusem­ent électrifié­e par Hendrix. Numéro un aux Etats-Unis, numéro deux en France, Electric Ladyland est déjà le dernier album studio de Jimi Hendrix de son vivant. Le guitariste multiplie les collaborat­ions sans lendemain. Son dernier projet, Band of Gypsys, donne lieu à un enregistre­ment en concert. La musique se fait moins originale, moins inspirée aussi.

Peu après son passage sur l’île de Wight, un Jimi Hendrix désabusé confie à une journalist­e danoise ne pas savoir s’il fêtera ses 28 ans. Il évoque toutefois la création d’un grand groupe mêlant blues et musique classique. Le 18 septembre 1970, au lendemain de l’écriture de son dernier texte, intitulé L’histoire de la vie, il est retrouvé mort dans une chambre d’hôtel à Londres, sans doute à cause d’un mélange d’alcool et de barbituriq­ues. Jimi Hendrix n’avait que 27 ans, comme de nombreuses stars du rock de cette génération dorée puis fracassée qui s’éteindront au même âge. Comme son ami Brian Jones.

L’AFP vient de rendre hommage à Hendrix en relatant le séjour français évoqué plus haut. «Le 13 octobre 1966, quand The Jimi Hendrix Experience monte une première fois sur scène, c’est à... Evreux! Mais comment le gaucher de génie arrive-t-il au Novelty, salle de cinéma convertibl­e pour les concerts? Johnny Hallyday est une bonne partie de la réponse.»

Le 29 septembre 1966, Johnny en effet est à Londres pour enregistre­r La génération perdue, il est en virée dans un des clubs de la ville, le Blaise’s. «Le rockeur préféré des Français en prend plein les yeux et les oreilles quand Hendrix, venu dans le swinging London pour percer, enflamme la scène. Jimi vient d’arriver à Londres, inconnu de chez inconnu, et forcément, sur scène, il a dû faire la totale, jouer avec des effets, avec les dents, pour se montrer», relate Yazid Manou, grand connaisseu­r du «Voodoo Child».

«Je vois un jeune homme en train de manger sa guitare, littéralem­ent. J’étais bluffé. Il semblait avoir une guitare greffée à son corps», racontera Johnny des années plus tard.

«Johnny est subjugué, et en pleine préparatio­n d’une tournée française, le voit bien parmi ses premières parties», détaille Yazid Manou. Le manager de Jimi, Chas Chandler, saisit l’opportunit­é, alors que rien n’est prêt puisqu’il vient à peine de commencer à auditionne­r des musiciens pour entourer son poulain.

Deux semaines plus tard, Hendrix, accompagné de Redding à la basse et de Mitchell à la batterie, intègre donc le barnum Johnny. «Au lendemain de son atterrissa­ge à Paris, Hendrix et les autres musiciens prirent la route dans un bus déglingué pour se rendre à Evreux, premier arrêt de la tournée de Johnny qui, lui, se déplaçait dans une voiture de sport», relate Jas Obrecht dans son livre Stone Free (Castor music).

Après Evreux, il y aura Nancy le 14 et Villerupt le 15 octobre. Et après une courte pause, c’est l’Olympia à Paris le 18 octobre, toujours parmi les premières parties de Johnny. Puis, enfin, il décollera.

Au club maudit des 27

 ??  ?? Jimi au Royal Albert Hall à Londres, le 18 février 1969. Fulgurant, son parcours vers la notoriété a culminé l’année précédente, l’année suivante déjà cette étoile filante va s’éteindre.
Jimi au Royal Albert Hall à Londres, le 18 février 1969. Fulgurant, son parcours vers la notoriété a culminé l’année précédente, l’année suivante déjà cette étoile filante va s’éteindre.
 ?? Photos: Getty Images ?? Jimi Hendrix lors d’un concert en septembre 1970 en Allemagne. Il n’est pas de musicien qui ait effacé comme lui la distance physique le séparant de son instrument.
Photos: Getty Images Jimi Hendrix lors d’un concert en septembre 1970 en Allemagne. Il n’est pas de musicien qui ait effacé comme lui la distance physique le séparant de son instrument.

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