Le boeuf qui vole
D’ailleurs
La première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge», écrit François Revel au tout début de La Connaissance inutile. Et plus loin, il soutient que «l’histoire de la philosophie se divise en deux parties: au cours de la première, on a cherché la vérité; au cours de la seconde, on a lutté contre elle». Encore que, la notion de mensonge lui paraissant trop «grossière», il lui préférait celle de «mauvaise foi», celle par laquelle nous dissimulons la vérité à nousmêmes pour être plus sûrs de notre fermeté quand nous la nierons devant autrui.
«Essentiel à l’humanité» (Marcel Proust), et sans lequel «elle périrait de désespoir et d’ennui» (Anatole France), «le mensonge consiste à dire le faux avec l’intention de tromper» (Catéchisme de l’Église catholique, art. 2482). Le mensonge est ailleurs, la vérité est ici. Le mensonge calcule, la vérité surgit. Difficile de lui échapper: que ce soit pour réconforter quelqu’un ou pour reconstruire le monde à sa mesure. Impossible de toujours dire la vérité. Plus impossible encore de prétendre dire toujours toute la vérité. Où, à dire vrai, il appert que le mensonge fonctionne le plus souvent par omission, «à l’insu de notre plein gré», comme disait l’autre.
Les psychologues distinguent plusieurs types de mensonge: l’officieux (pour rendre service à autrui), le joyeux (pour faire une blague à quelqu’un; exemple: le fameux «poisson d’avril»), l’utilitaire (pour obtenir un bien ou un service), l’hostile (pour nuire à quelqu’un), le pieux (pour ne pas blesser; que deviendrait, en effet, le respect de l’autre, si on lui assénait les vérités les plus assassines, étant entendu que, comme dit l’adage, «il n’y a que la vérité qui blesse»?), altruiste (pour protéger, par exemple, le malade atteint d’un cancer incurable, lequel ne supporterait pas que le médecin lui dise la vérité), ou encore le mensonge par omission (qui passe sous silence ce que l’autre veut qu’on ignore, chacun ayant le droit de cultiver son «jardin secret», la transparence totale et à tout prix étant la marque du totalitarisme, et sachant, comme l’écrit La Rochefoucauld dans ses Maximes, que «dans l’amitié comme dans l’amour, on est souvent plus heureux par les choses qu’on ignore que par celles que l’on sait»).
On connaît le débat homérique qui opposa Emmanuel Kant à Benjamin Constant. Tandis que le premier présente la vérité comme un devoir et donc le mensonge comme «le rejet et pour ainsi dire l’anéantissement de la dignité», mensonge qu’il qualifie par ailleurs d’«immédiatement détestable», coupable «même quand il est innocent», et injuste à tous égards, qu’il est «la véritable flétrissure qui souille la nature humaine», bref, alors que l’Allemand récuse catégoriquement le «droit de mentir par humanité», le Français estime au contraire que «dire lavérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui», tout un chacun, en revanche, ayant droit au mensonge qui réconforte.
Parmi les domaines privilégiés où règne le mensonge, il y a – on le sait, au plus tard, depuis Machiavel – la politique. Rappelons-nous le mensonge auquel eut recours le Secrétaire d’État des États-Unis, Colin Powell, pour déclencher la deuxième guerre du Golfe, quand il affirme qu’il détient des preuves irréfutables (preuves ayant été reconnues, par la suite, comme «fabriquées de toutes pièces») comme quoi l’Irak détient des armes de destruction massive. Il est cependant rare qu’un politique exprime clairement son soutien pour la pratique du mensonge. C’est pourtant ce qu’a fait Jean-Claude Juncker, lors d’une vidéoconférence tenue au mois d’avril 2011, où il déclara que, «lorsque cela devient important, vous devez mentir».
Un deuxième domaine de prédilection du mensonge est le tribunal, où l’avocat, pour défendre coûte que coûte son client, n’hésite pas à se livrer à des numéros de contorsionniste, pour travestir les faits, et, ce faisant, déformer la vérité.
Enfin, il y a le couple, haut-lieu, s’il en est, des Mensonges à deux, pour reprendre le titre de l’essai que Maurice T. Maschino a consacré à la vie conjugale. Le couple, dont on dit, à la fois, qu’il est, dans nos sociétés atomisées et déstabilisées, l’ultime «refuge» de l’intimité, le dernier pilier de la stabilité, et que ses jours sont comptés.
Pourquoi ne pas (se) mentir, diront certains, si c’est indispensable pour être heureux, «le bonheur, comme l’écrit Flaubert, étant un mensonge»? Qui plus est, la liberté d’un être ne vat-elle pas sans une certaine discrétion, sans quelque secret, sans tel ou tel mensonge par omission, surtout, dans une société comme la nôtre, friande de «scoops», de «révélations», de confidences et de confessions en tous genres (curiosités, exhibitions médiatiques, écoutes téléphoniques)? «Comme tout ce qui est vivant et tout ce qui est humain, écrit Edgar Morin, l’amour est soumis au deuxième principe de la thermodynamique, qui est un principe de dégradation et de désintégration universelle». Ou, pour le dire avec les mots cyniques de Boris Cyrulnik: «Toute histoire d’amour finit mal: par la mort ou par le mariage»! Reste à méditer aussi ce paradoxe qui fait que «c’est une des curiosités de la nature humaine, alors que tous les gens sont menteurs, qu’aucun d’eux ne tolère qu’on le qualifie de cette épithète» (R. L. Stevenson)?
«Le mensonge, je le hais, je l’exècre» (Ps 119, 163), fait dire à Jehova le livre des Psaumes .A bon entendeur, salut! Mais, pour terminer sur une note moins sévère que le Dieu vengeur et justicier de l’Ancien Testament, j’aimerais faire état d’une anecdote savoureuse que l’on raconte à propos du prince de la théologie catholique qu’est l’Aquinat – anecdote qui illustre parfaitement ce que nous avons précédemment appelé le mensonge «joyeux». «Regardez, frère Thomas, il y a là un boeuf qui vole!», dirent à Thomas d’Aquin deux novices, ravis de le voir se déplacer à la fenêtre pour observer un spectacle aussi exceptionnel. L’intéressé se contenta de leur faire observer qu’il eût été moins surpris de voir un boeuf voler qu’un religieux mentir.