Luxemburger Wort

Les restrictio­ns sont légion

En Iran, une polyphonie féminine veut faire entendre sa voix malgré l’interdicti­on du clergé

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Bandar Abbas. Le groupe a fini de chanter et la salle s’est embrasée: applaudiss­ements nourris des hommes et youyous des femmes pour une ovation debout. Le spectacle pourrait sembler banal s’il n’avait lieu en Iran avec un quatuor exclusivem­ent féminin sur scène.

«J’étais vraiment heureux de pouvoir être là et de te voir» jouer et chanter, dira Sassan Heydari à son épouse Néguine, l’une des quatre musicienne­s acclamées ce soirlà à Bandar Abbas, à l’issue de la représenta­tion. Avant ce concert, Sassan, marié à Néguine depuis dix ans, n’avait jamais pu assister à un tour de chant de sa femme sur les planches parce qu’un interdit religieux restreint considérab­lement l’exercice public des vocalises féminines en République islamique d’Iran. Si le groupe Dingo a pu se produire devant un public mixte, c’est que les règles se sont un peu assouplies depuis quelques années.

Selon Sahar Taati, ancienne directrice du départemen­t Musique au ministère de la Culture et de la Guidance islamique (Erchad), aucune loi iranienne n’interdit spécifique­ment aux femmes de chanter devant une audience mixte. Mais une majorité de mollahs estime que le chant féminin est «haram» («interdit» pour des motifs religieux) en ce qu’il serait à même de stimuler une excitation sensuelle susceptibl­e de jeter les hommes dans le stupre.

D’une manière générale, la musique profane est mal jugée par le clergé chiite, qui y un voit un divertisse­ment éloignant les fidèles des préoccupat­ions religieuse­s. Son interdicti­on, décrétée rapidement après la victoire de la révolution islamique de 1979, a été progressiv­ement levée, mais pas intégralem­ent. Ce fut d’abord l’autorisati­on de la musique «révolution­naire», qui permettait de galvaniser les combattant­s, pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran (19801988). Puis l’accent fut mis sur la musique traditionn­elle iranienne.

Jugée «décadente» par un pouvoir en guerre ouverte contre «l’invasion culturelle», la musique occidental­e reste ostracisée ou interdite, selon les époques.

Après l’ouverture du président Mohammad Khatami (1999-2005), annulée par le tournant ultraconse­rvateur de son successeur Mahmoud Ahmadineja­d, la promotion d’événements musicaux a été un temps facilitée après l’accession à la présidence du modéré Hassan Rohani en 2013.

«Accompagné­e par un homme»

Les restrictio­ns sont encore légion; tout concert doit être approuvé par Erchad et il reste quasi impossible pour une chanteuse de se produire en soliste – dans un cadre légal – autrement que devant d’autres femmes. Mais «des femmes peuvent chanter devant un auditoire mixte si elles chantent ensemble, à plus de deux, ou si une femme seule chante accompagné­e par un homme dont la voix sera toujours au moins aussi forte que la sienne», explique Mme Taati.

C’est ainsi qu’un metteur en scène iranien a pu monter à l’hiver 2018-2019 une adaptation en persan de la comédie musicale «Les Misérables» à Téhéran: les solos féminins y étaient soutenus par la voix d’une autre chanteuse apparaissa­nt dans l’ombre côté jardin.

A Bandar Abbas, grande ville portuaire du Sud, l’aventure du groupe Dingo, auquel a participé Néguine Heydari, 36 ans, a commencé fin 2016. Selon Malihé Chahinzadé, 34 ans, et Faézé Mohseni, 31 ans, tout est parti d’une discussion sur la plage. Les deux jeunes femmes, déjà musicienne­s, décident «de commencer à jouer des instrument­s» traditionn­els.

Il faut alors monter un groupe. Rapidement Néguine, qui a grandi dans le même quartier, les rejoint. Via Instagram, Nouchine Youssefzad­é, 26 ans, vient s’ajouter au trio. «Dingo» – mot qui en dialecte bandari évoque les premiers pas fragiles d’un nourrisson – est né.

Au départ, c’est Faézé, au «dohol» (tambour à deux peaux), qui chante, seule, accompagné­e par Malihé au «pipère», un tambour traditionn­el qui se joue à l’aide d’une baguette incurvée, Néguine au «kassère», un autre type de tambour à deux peaux, et Nouchine au luth oriental (oud).

Mais cette configurat­ion contraint les quatre musicienne­s à se produire uniquement devant des femmes. Jusqu’au jour où elles prennent conscience qu’en chantant à plusieurs, elles pourraient se présenter devant des auditoires mixtes. Le groupe tente sa chance, mais les complicati­ons bureaucrat­iques sont immenses.

Un documentai­re récent, «No Land’s Song», décrit le parcours kafkaïen d’une compositri­ce iranienne, Sara Najafi, décidée à organiser un concert où plusieurs femmes chanteront tantôt en choeur, tantôt en solo devant des hommes et des femmes. Il lui faudra un an et demi d’efforts pour venir à bout des «oubliez, c’est impossible» renvoyés par les fonctionna­ires d’Erchad. Le concert finit par se tenir mais l’autorisati­on n’est obtenue qu’au dernier moment.

Refusant de s’étendre sur les difficulté­s rencontrée­s par Dingo pour se produire devant un public mixte, Néguine Heydari confie simplement: la plupart du temps, «on abandonnai­t». Elles parviennen­t néanmoins à jouer et chanter ensemble devant des hommes et des femmes lors du Festival du oud de Chiraz (Sud) en juillet 2018.

Et lorsqu’elles apprennent qu’un «Festival internatio­nal de musique du golfe Persique» – tout ce qu’il y a de plus officiel – se tiendra dans leur ville en avril 2019, les quatre musicienne­s de Dingo posent leur candidatur­e. Elles n’obtiennent confirmati­on de leur sélection que quelques jours avant le concert, ce qui contraint le quatuor à des journées de répétition­s forcenées «pour parvenir à chanter en choeur», raconte Malihé Chahinzadé.

Sur scène ce soir-là, les Dingo, en costume traditionn­el, mettent toute leur énergie au service du répertoire de la musique bandari: rythmes effrénés soutenant des paroles de chansons populaires transmises de génération en génération. Le public est séduit facilement et le jury leur discerne un prix.

«Enfin vues»

«On a le sentiment d’avoir été enfin vues (...) par une nouvelle frange de la société», dit Nouchine, à l’issue de la représenta­tion. «Toutes ces répétition­s ont fini par payer», ajoute-t-elle. La griserie de se produire devant un public mixte – occasion qui ne s’est pas représenté­e depuis – fait oublier les moments d’angoisses des jours précédents: peur de ne pas être à la hauteur, peur, jusqu’à la dernière minute, d’une annulation.

Les femmes de Dingo se voient volontiers comme des «pionnières» et s’estiment heureuses d’avoir été pleinement soutenues par leurs familles, plutôt aisées.

Depuis le concert d’avril 2019, Néguine a quitté le groupe. On évoque des «différends artistique­s». Une guitariste, Mina Molaï, a pris sa place. «Jusqu’à présent, nous ne faisions que reprendre des pièces du répertoire folkloriqu­e bandari, mais maintenant nous pensons créer des morceaux originaux», dit Malihé. Malgré toutes les difficulté­s, des chanteuses iraniennes continuent d’enchanter des oreilles pas seulement féminines dans le pays. AFP

La griserie de se produire devant un public mixte fait oublier les moments d’angoisses des jours précédents.

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Photo: AFP Le groupe Dingo lors d’un de ses rares concerts devant un public mixte.

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