«Face aux techs, il faut pouvoir anticiper»
L’ancien dirigeant d’Airbus, Philippe Delmas, lance un appel urgent à mieux «accompagner» les nouvelles technologies
Ancien vice-président d’Airbus après avoir travaillé pour le ministère français de la Défense et le Quai d’Orsay, Philippe Delmas dirige aujourd’hui un cabinet de conseil en stratégie industrielle. Invité dans le cadre des «Rencontres stratégiques du manager», il était à Luxembourg pour parler de son dernier ouvrage «Un pouvoir implacable et doux. La tech ou l’efficacité pour seule valeur», dans lequel il met en garde contre le pouvoir de l’économie numérique.
Philippe Delmas, la pandémie du Covid-19 a souligné l’importance de la numérisation dans tous les domaines de l’économie et de la société. Les nouvelles technologies sont bien sources de progrès, ou est-ce selon vous une illusion?
Les progrès que permettent les outils de la tech sont extraordinaires et demandent à être soigneusement accompagnés, précisément à cause de leur puissance. C’est comme des médicaments très efficaces, il faut les prendre avec beaucoup de soin, sinon ça peut provoquer des catastrophes. Si vous regardez les outils courants de la tech qui nous ont rendu la vie si facile, comme Netflix ou la possibilité de regarder un film sur son portable, c’est formidable. Mais voyez aussi le soin qu’il faut prendre en ce qui concerne les enfants pour la consommation d’écran. Toutes les études qui s’accumulent disent qu’il est très important de limiter énormément l’utilisation des écrans par les enfants. Autre exemple à l’autre bout: tout le monde maintenant parle de télétravail, de transformation de l’organisation. Vous apercevez là aussi que, d’une part, vous avez des risques techniques – la sécurité informatique est très difficile à assurer quand les gens sont chez eux – et, d’autre part, vous avez des problèmes humains. Car une entreprise, c’est d’abord une collectivité, il faut que les gens soient ensemble, c’est vraiment important. L’entreprise qui a le plus travaillé sur ce sujet c’est Google. Le DRH, en quittant ses fonctions il y a deux ans, a rendu publique une étude sur dix ans de pratique de télétravail chez Google.
A quelle conclusion est-il arrivé?
La conclusion est que la dose maximum de télétravail, c’est une journée et demie, voire deux jours par semaine et pas plus. Au-delà de ça, un lien se perd. Cela ne se voit pas de façon directe, mais les gens ont moins d’initiatives, moins d’échanges, moins de créativité et finalement le sentiment d’être Google, si important dans la culture de cette entreprise, disparaît.
Mais face à la puissance des nouvelles technologies que vous soulignez dans votre livre, l’homme n’a-t-il pas déjà perdu la main?
Pas du tout. L’humanité, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas tellement prisonnière de technologie. Je vous parle de mon industrie préférée, l’aéronautique. On a fini par renoncer à faire des avions supersoniques, pas parce qu’on ne sait pas les faire, mais parce qu’on s’est aperçu que ce n’était pas un choix raisonnable. Beaucoup de pays ont renoncé à l’énergie nucléaire. Je ne suis pas sûr qu’ils ont raison, mais c’est un choix qui montre que l’on peut renoncer.
Beaucoup de pays ont aussi renoncé à l’agriculture avec des organismes génétiquement modifiés, et l’agriculture européenne ne semble pas s’en porter mal. Ce sont de vraies décisions collectives importantes. Un autre exemple dans le domaine des technologies d’information: la Finlande, qui est depuis des années le pays le mieux classé au monde sur l’éducation, a décidé de retirer de l’école les tablettes et les ordinateurs portables, parce qu’au fond, le pays s’est rendu compte que l’attention des enfants n’était pas du tout de la même nature et de la même qualité s’il y avait la présence de machines ou pas.
Pourtant, dans le domaine politique, vous mettez en garde contre le pouvoir de l’économie numérique qui s’affranchit des Etats comme du droit...
C’est très facile de taper sur les Etats. Aujourd’hui, tous les pays critiquent leur gouvernement pour la gestion du Covid. Mais il faut savoir qu’un gouvernement, c’est toujours en retard. Ça passe son temps à gérer les crises d’hier, qui ont des conséquences aujourd’hui. On n’a pas vu venir les conséquences de ces nouvelles technologies. Je rappelle que le smartphone a été inventé en 2007; il n’a même pas quinze ans. Donc oui, il faut du temps pour s’adapter. Mais regardez ce qui se passe en Europe. Les Européens ont très bien réagi sur la défense des données personnelles, sur la sécurité des données dont le transfert vers les Etats-Unis vient d’être interdit par la Cour de justice de l’Union européenne. Donc au fur et à mesure qu’on réalise les risques – c’est comme pour la santé – on les traite, en tout cas en Europe.
L’Europe a donc pris la mesure de la menace...
Absolument, et là-dessus je suis très fier d’être Européen, parce qu’il y a en
Europe ce sens de la valeur de la personne, de la valeur de la vie privée et du fait que la réussite technique n’excuse pas tout et ne permet pas tout. Quand ces sociétés de la tech mobilisent des énormes ressources humaines, financières et techniques sur un secteur, elles vont avoir un impact absolument gigantesque. Aujourd’hui, c’est l’automobile, demain ça sera l’éducation ou la santé. Il est urgent que les gouvernements disent à un moment donné: «non, il y a des domaines dans lesquels vous n’allez pas rentrer».
Il n’y a plus de concurrence du tout dans ces métiers.
Est-ce qu’il faut pour cela défini des domaines d’exclusion?
Je pense qu’il faut séparer quelques activités. Est-ce qu’il est normal que Google, qui est le premier moteur de recherche mondial, soit propriétaire du deuxième moteur de recherche qui est YouTube? Est-ce qu’il est normal que Google, qui a le système de navigation le plus utilisé au monde avec Google Maps, soit propriétaire du deuxième système le plus utilisé au monde, Waze? Je ne suis pas sûr. Il n’y a pas beaucoup d’industries où vous acceptez que le leader soit propriétaire du numéro deux dans des secteurs aussi importants. Et quand vous combinez cela avec le fait qu’ils ont 65 % du business mondial du mail, il y a quelque chose qui ne vas pas, c’est évident. Sur cela, il est urgent d’agir. Cela commence à venir, mais je voudrais bien que cela s’accélère.
Il faut donc, selon vous, de mettre un terme à ces quasi-monopoles...