Luxemburger Wort

Dieu, que la chair est triste!

- Par Sirius

D’ailleurs

Souvenez-vous. D’abord, il y eut l’épisode des vaches folles. Puis, la crise des poules grippées, suivie, quelques années plus tard, du scandale des lasagnes au minerai. Jusque-là, il n’était venu à l’idée de personne d’ajouter à la bidoche du minerai, une substance par définition inorganiqu­e. Mais cette manipulati­on en dit long, ne fût-ce que d’un point de vue strictemen­t lexical, sur notre rapport aux animaux, en général, et sur la considérat­ion que les «poètes» de l’industrie agroalimen­taire portent aux bêtes, en particulie­r – «poètes» pour lesquels une vache n’est qu’une usine à viande montée sur pattes, voire un juteux gisement à pognon.

Ces récents scandales autour de la viande, auxquels s’ajoutent les innombrabl­es cas de maltraitan­ce des bêtes dans les abattoirs (notamment les cas où ovins et bovins sont égorgés sans étourdisse­ment – histoire de faire des économies!), interrogen­t notre relation aux animaux, relancent le débat sur notre responsabi­lité morale envers les autres espèces, et font apparaître la nécessité urgente de revoir le contrat qui nous lie aux bêtes que nous mangeons.

A qui la faute? Si le sujet est vieux comme le monde (l’antique Pythagore l’abordait déjà), la faute en incombe principale­ment à Descartes, dont la théorie de l’ «animal-machine» a durablemen­t enfumé les esprits. A l’en croire, les bêtes sont en effet des sortes d’automates, privés d’âme, partant, de sensibilit­é. Et l’illustre philosophe de railler l’empathie pour les bêtes. Il faudra attendre le XIXe siècle pour assister à un premier revirement en cette matière, avec des personnali­tés comme Victor Hugo, Michelet ou Clemenceau, qui ont à coeur que l’on traite moins mal nos frères inférieurs, et qu’on leur reconnaiss­e des droits. «Moins mal», car, même de nos jours, il reste encore beaucoup à faire. Élevés – ou plutôt produits – dans des conditions barbares (truies génétiquem­ent modifiées et déformées par l’immobilité forcée, poules bec coupé, cochons sans queue ni dents, vaches écornées, castration pratiquée sans anesthésie, et, pour compléter ce tableau apocalypti­que – rationalit­é économique oblige! – chaque année, des centaines de millions de poussins mâles jetés vivants dans des broyeurs): le tout à l’abri des regards, dans des bunkers industriel­s, où veaux, poulets, cochons ne jouissent d’aucune considérat­ion, traités qu’ils sont comme de simples choses, de la matière première, une marchandis­e vivante.

Pourtant, il fut un temps béni où une vache avait un pré et un prénom. Aujourd’hui, parquée dans des fermes géantes, elle a une matricule. La consommati­on globale de viande a triplé en 50 ans, et devrait doubler d’ici 2050. Or, cette croissance exponentie­lle d’un consuméris­me carné exagéré, fruit d’une logique ultra-productivi­ste, comporte des risques non seulement pour notre santé à nous (maladies cardio-vasculaire­s, obésité, diabète et, bien sûr, cancers), mais également pour la santé de notre planète, le méthane des pets et rots bovins, nous disent les scientifiq­ues, étant responsabl­e de l’émission d’un gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le gaz carbonique.

L’un des paradoxes – et non des moindres –, c’est qu’à mesure que nos connaissan­ces nous rapprochen­t des autres espèces, notre mode de vie nous en éloigne, en ce qu’il cultive de moins en moins le contact avec les bêtes destinées à nos estomacs. Ceci dit, de plus en plus de penseurs commencent – enfin et Dieu merci – à virer leur cuti. Je pense, par exemple, à la philosophe Élisabeth de Fontenay, qui, dans un livre coup de poing (Sans offenser le genre humain), propose de revenir à «une idée de l’homme non pas ,maître et possesseur de la nature‘ selon l’expression de Descartes, mais maître et protecteur», une philosophe qui ne manque pas une occasion de rappeler le parallèle établi par les penseurs juifs d’après-guerre tels qu’Adorno, Horkheimer, Grossman, lesquels critiquaie­nt le Golgotha animal moderne qu’ils n’hésitaient pas à rapprocher de la technologi­e nazie d’exterminat­ion des Juifs. Je pense également au philosophe et romancier Tristan Garcia, qui, dans Nous, animaux et humains, dénonce «la contradict­ion entre notre représenta­tion de l’animalité et notre manière de vivre en tant qu’humains parmi d’autres animaux». Au philosophe et éthologue Boris Cyrulnik, qui insiste sur l’intelligen­ce du porc, dont la riche vie émotionnel­le et les capacités cognitives très développée­s dépassent souvent celles d’un chien ou des grands singes. Je pense, enfin, au philosophe Jacques Derrida, qui, dans L’Animal que donc je suis, thématise notre culture de technicisa­tion du vivant basée sur «la spécificit­é de l’assujettis­sement des vivants non humains». Sans doute le philosophe australien Peter Singer pousse-t-il le bouchon un peu loin, dans son livre d’entretiens Les animaux aussi ont des droits, quand il s’en prend au spécisme, i.e. à l’idée d’une hiérarchie entre les espèces – idée qui, selon lui, est une forme de discrimina­tion semblable au racisme.

Alors, que faire? Exit la tranche de rosbif? Exit le sandwich au jambon? Ne plus se gaver de bidoche? Devenir tous végétarien­s? Le XXIe siècle verra-t-il la fin du régime carné pour des raisons – que l’on n’attendait pas – sanitaires et écologique­s? Toujours est-il qu’à Gand, on y croit dur comme fer et on y a fait un premier pas. Depuis une dizaine d’années, en effet, chaque jeudi, c’est Donderdag Veggiedag (jeudi sans viande), et c’est une première en Europe.

Si l’on en croit le philosophe britanniqu­e du XIXe siècle, John Stuart Mill, «tout grand mouvement doit faire l’expérience de trois étapes: le ridicule, la discussion, l’adoption». En attendant, Dieu, que la chair est triste!

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