La métaphysique selon Chirico
Le musée de l’Orangerie à Paris revient sur cette période essentielle de son oeuvre avec des tableaux étranges et dérangeants.
source d’inspiration que l’on retrouve sur ses toiles dans une «métaphysique ferraraise» synonyme de description glaçante de salles de soins et de leur mobilier fait de prothèses et de chaises à électrochocs, mettant en scène des mannequins qui semblent entretenir avec ces objets un dialogue muet. Dans ces compositions confinées entre des murs étroits, aux espaces réduits où de petites fenêtres sont les uniques ouvertures sur la vie, le regard du peintre est froid, lucide, clinique, presque analytique. Ces compositions sont autant de paraboles de la tragédie et de l’absurdité de la guerre.
Giorgio de Chirico rencontre dans cet univers clos le peintre Carlo Carrà qui y séjourne également. Certaines de ses oeuvres, métaphysiques elles aussi, sont présentées aux côtés d’autres de Giorgio Morandi. Ce dernier, directement influencé par Chirico et Carrà, va expérimenter magnifiquement ce langage, comme le montre ici une série de natures mortes. De la même manière, c’est une Tête sculptée d’Archipenko qui vient faire écho aux oeuvres métaphysiques de Chirico et Carrà. Avec la fin de la guerre, arrive pour Chirico le moment de peindre I Pesci sacri (Les Poissons sacrés) qui symbolisent, même si le vocabulaire est encore très ferrarais, la résurrection de son propre espoir après le cataclysme et l’horreur des combats.
Pour André Breton, la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico fut un fantastique choc esthétique: le paradoxe de l’apparente simplicité des formes et de l’hermétisme de leur compréhension met en exergue la représentation du visible et de l’invisible. Il voyait en Chirico – qui définissait ainsi cette peinture qu’il avait créée: «L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l’appliquer dans la poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture» – le précurseur d’une «mythologie moderne encore en formation». Chirico le décevra profondément lorsqu’il va renoncer à sa peinture métaphysique en 1919 et sera alors l’objet d’une véritable excommunication de la part du fondateur du surréalisme.
Voilà une exposition aux oeuvres on ne peut plus déroutantes pour le non-spécialiste de cette période de l’histoire de l’art. Son parcours en trois sections de très inégales longueurs tend à les insérer dans une logique qui semble vouloir être géographique, mais cela ne fonctionne pas vraiment, puisque c’est la chronologie qui en réalité guide l’accrochage. Les dates ne sont pas indiquées de manière claire et même si les textes des sections contextualisent très rapidement la période évoquée, le manque d’explications (peu de cartels augmentés auprès des tableaux) rend difficile la compréhension et la cohérence du propos. Il est donc très vivement recommandé au visiteur de prendre le temps de lire (et de revenir régulièrement à) la chronologie située à l’entrée et de suivre la visite armé du livret. Ainsi on ne peut que regretter que la dernière section, qui s’étend assez longuement sur les oeuvres des amis et suiveurs de Chirico, ne donne quasiment aucune explication sur le contexte, le pourquoi, le comment… De la même manière, la place de cette période, qui est le sujet même de l’exposition, dans la vie et l’oeuvre de Chirico n’est pas du tout développée; sachant que le peintre est mort en 1978 et que l’exposition montre des toiles exécutées entre les années 1909 et 1918, on aurait aimé avoir une, ne serait-ce que rapide, mise en perspective.
En revanche, si l’on reste donc quelque peu sur sa faim en ce qui concerne l’exposition temporaire, compensons avec la redécouverte des collections permanentes du musée de l’Orangerie qui viennent d’être réaménagées. Cellesci sont issues de la collection de Paul Guillaume, un marchand d’art très actif au début du 20e siècle – et qui fut d’ailleurs le premier à exposer Giorgio de Chirico, mais dont, étonnamment, le musée ne possède aucune oeuvre. L’accrochage a été revu et enrichi. Le visiteur arrive du rez-de-chaussée, où il ne manquera pas de voir ou revoir les grands Nymphéas de Monet autour desquels le musée s’est créé, face à un grand polyptyque de Mitchell. Cette oeuvre introduit les grands formats des Modernes «primitifs» réunis dans une grande galerie – Picasso, le douanier Rousseau, Derain, Modigliani, Matisse…–, emblématiques de la collection Guillaume et représentatifs de l’art moderne. Des salles plus petites et monographiques permettent ensuite un regard renouvelé sur les toiles de Cézanne, Laurencin, Gauguin, Renoir, Sisley, Utrillo, van Dongen. Feu d’artifice de couleurs et de la beauté.
«Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique» jusqu’au 14 décembre 2020. Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, 75001 Paris www.musee-orangerie.fr
Giorgio de Chirico (1888 –1978), «Sérenade», 1909, Huile sur toile, 82 x 120 cm, Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie
Un fantastique choc esthétique