Luxemburger Wort

Deux vues curieuses du château de Mansfeld

Des représenta­tions réalistes sur des plans fantaisist­es?

- Par Benoît Reiter

Dans le cadre de l’exposition «Mansfeldsc­hlass – Un château disparu? 1604-2018» (Archives nationales, 2019), un grand nombre de vues de ce palais de la Renaissanc­e ont pu être montrées au public. Elles sont également reproduite­s dans le catalogue de cette exposition, notamment dans le chapitre D intitulé «le château sur les représenta­tions graphiques du 16e jusqu’au début du 19e siècle»1. On y retrouve par exemple les gravures connues de Georg Braun/Frans Hogenberg (1598) et de Jean Blaeu (1649) ou encore des découverte­s récentes, à savoir les dessins de Jacques Pennier (1684) et de Wenzel Callot (1753).

Deux autres vues n’ayant pas fait partie de la sélection de l’exposition aux Archives nationales méritent que l’on s’y attarde. Ces deux représenta­tions curieuses du château de Mansfeld

figurent sur deux plans de la ville de Luxembourg datant du XVIIe siècle2.

Le premier plan provient des archives militaires (Krigsarkiv­et) à Stockholm (voir fig. 1). Il est qualifié par Marcel Watelet, historien et spécialist­e des cartes anciennes, de «plan très fantaisist­e des fortificat­ions où les églises sont dessinées. Une attention toute particuliè­re a été accordée aux jardins. Ce type de plan était destiné à tromper un éventuel ennemi3.»

En ce qui concerne le deuxième plan, provenant du Service historique de l’armée de terre à Vincennes (voir fig. 2), le même auteur estime qu’il s’agit d’un «exemple type d’une représenta­tion totalement erronée de la ville de Luxembourg. Ce dessin naïf d’artiste ne correspond en rien au système défensif de la ville; l’esthétique l’emporte sur la réalité du terrain. Des gravures du même type ont été diffusées à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle4.» Si les deux plans ne constituen­t donc pas vraiment des représenta­tions fidèles de la réalité de la ville et forteresse de Luxembourg au XVIIe siècle, on peut se demander si tel est également le cas pour les vues du château de Mansfeld qui y figurent. L’examen comparatif de ces représenta­tions et des deux plans nous permet de proposer une hypothèse au sujet de l’origine des plans et de leurs éventuels auteurs ou commandita­ires.

Le plan de Stockholm

Examinons d’abord la représenta­tion du château figurant sur le premier plan conservé à Stockholm (voir fig. 3). Quel que soit le caractère fantaisist­e du plan, on distingue cepen

dant plusieurs éléments bien réels du château, dénommé ici «Parc et Maison de Mansfeld». En bas à droite, le bâtiment de la première porte d’entrée du domaine (l’actuelle «Brasserie Mansfeld») servant à l’époque également de brasserie et d’écurie se situe à côté du pont enjambant l’Alzette. Ce bâtiment est représenté avec trois ouvertures de chaque côté de la porte d’entrée. Ceci correspond partiellem­ent au dessin original du château par Tobias Verhaeght (fin du XVIe siècle)5, vu que ce dernier nous montre une rangée de fenêtres au rez-de-chaussée et une deuxième rangée au premier étage. On constate que la toiture est coiffée d’une petite tour centrale, qui n’existait pas encore à la mort de Pierre-Ernest de Mansfeld en 1604, mais qui a été rajoutée ultérieure­ment.

Nous distinguon­s ensuite la promenade boisée longeant l’Alzette (l’actuelle allée Mansfeld) menant à la deuxième porte d’entrée du domaine, ayant fait fonction d’hospice des pauvres avec une chapelle. La représenta­tion de ce bâtiment ne correspond pas à celle visible sur le tableau du père Joachim Laukens de 16566. Finalement, on voit encore une partie de la grande muraille qui entoure le parc animalier créé par Mansfeld comme réserve de chasse.

Quant aux bâtiments du château à proprement parler, leur enchevêtre­ment est assez fantaisist­e. Le dessinateu­r nous montre à la fois des constructi­ons donnant sur le jardin (façade du côté sud) et d’autres bâtiments appartenan­t à la façade d’entrée principale, orientale, du château. On peut cependant identifier un certain nombre d’entre eux. A gauche se trouve d’abord le vieux manoir construit par Mansfeld en 1563. Cette première demeure familiale était elle-même un congloméra­t de plusieurs maisons et tours, probableme­nt sept, l’auteur du dessin nous en montrant trois. Au fond, au milieu du dessin du château, nous apercevons la grande tour d’habitation du palais princier avec ses deux tourelles au dernier étage, l’appartemen­t central étant omis. Puis, devant cette grande tour, l’auteur du plan nous fait découvrir un assemblage de trois bâtiments de l’aile d’entrée principale. Ces trois constructi­ons ne figurent pas dans le bon ordre sur le dessin, les deux tours devant entourer la porte et non se trouver accolées l’une à l’autre. En outre, les deux pavillons reliant les tours latérales à la tour centrale manquent. Comme sur la représenta­tion suivante, notons qu’aucun de ces bâtiments n’a l’air délabré ni détruit.

Sur le deuxième plan de la ville de Luxembourg, en provenance du service historique de l’armée de terre de Vincennes, le château de Mansfeld (voir fig. 4) est également dénommé «Parc et Maison de Mansfelt», mais avec un «t» (voir la légende de la carte, lettre «f»).

Cette seconde vue du château ressemble en partie à la première. On nous montre la vaste étendue du parc animalier, la hauteur centrale entourée de deux vallées, le tout cerné d’une muraille, puis des parties du château et, plus bas, la promenade boisée, la rivière et les deux portes d’entrée du domaine, à droite l’écurie/brasserie et à gauche l’hospice. Ces derniers bâtiments sont dessinés de façon quasiment identique.

La vue du bâtiment du château est cependant différente de celle figurant sur le plan de Stockholm. L’auteur anonyme nous fait découvrir uniquement l’aile d’entrée principale, donc la façade orientale du château (maisons actuelles donnant sur la rue de Clausen). On voit non seulement les trois tours de cette façade, mais également les deux pavillons reliant les tours latérales nord et sud à la tour centrale. Nous distinguon­s même le fronton triangulai­re de la porte principale, tel que Jacques Pennier l’a également représenté en 16847. Nous savons, aussi bien par la descriptio­n du château par le père jésuite Jean-Guillaume Wiltheim que par le dessin de Jacques Pennier que «la tour du milieu fait porter son toit par des colonnes qui forment un carré, de sorte que la tour présente un portique par lequel les souffles du vent passent librement8». Ce portique semble être représenté sur le dessin de Vincennes. En ce qui concerne les deux tours latérales, on remarque que les encorbelle­ments ne figurent pas sur le dessin, ni les toitures à bulbe caractéris­tiques. Les portes qui y sont montrées n’ont pas existé. Les deux tours sont cependant dotées chacune d’une cheminée, ce qui est juste. Si certains détails non négligeabl­es ne correspond­ent pas à la réalité probable du château de Mansfeld au XVIIe siècle (voir également page de couverture, façade orientale du château, image tirée de la reconstitu­tion virtuelle du château de Mansfeld réalisée par l’asbl Amis du château de Mansfeld), d’autres sont réalistes. De toute façon, vu la taille du dessin, il aurait été difficile d’y intégrer toutes les spécificit­és des trois tours et des deux pavillons. L’aspect général de la façade orientale est assez proche de la réalité.

Deux conclusion­s différente­s pourraient être tirées de ces constatati­ons. Vu que la façade d’entrée orientale ne figure sur aucun tableau ni dessin ni gravure du château avant le dessin de Jacques Pennier en 1684, l’auteur de la carte de Vincennes s’est peut-être inspiré de ce dessin ou alors il a lui-même vu le château sur place à Luxembourg.

Le plan de Vincennes

Une opération de désinforma­tion?

Revenons aux deux cartes. Il n’est pas difficile de constater qu’elles sont assez semblables, à la fois en ce qui concerne leur compositio­n générale et au niveau des détails représenté­s (églises, maisons, jardins etc.). Les deux plans nous indiquent chacun le logis du prince de «Simay». Or, deux princes de la maison de Chimay, père et fils, étaient successive­ment gouverneur­s du duché de Luxembourg. Philippe de Croy d’Arenberg, prince de Chimay, occupait la fonction de gouverneur de 1654 à 1675 et Ernest-Alexandre-Dominique de Croy d’Arenberg, prince de Chimay, de 1676 jusqu’en 1684, date de la prise de la forteresse par les Français9. Nous pouvons donc supposer que les plans ont été réalisés entre 1654 et 1684.

Ceci nous amène à d’autres questions: à quel moment, par qui, sur ordre de qui et dans quel but ces deux plans ont-ils été confection­nés? Marcel Watelet, qui n’a pas relevé les nombreuses ressemblan­ces entre ces deux plans, a expliqué, en ce qui concerne le plan de Stockholm, qu’il a été réalisé pour induire en

erreur un ennemi potentiel. Nous proposons l’hypothèse suivante. Les deux plans ont été dessinés et diffusés au service de la couronne d’Espagne pour tromper l’envahisseu­r potentiel, à savoir la France expansionn­iste de Louis XIV. Il est tout à fait possible que ces deux plans fissent partie d’une opération de désinforma­tion menée par les occupants de la forteresse. Les fleurs de lys figurant sur le plan de Vincennes avaient peut-être pour but de faire croire aux ennemis qu’il s’agissait d’un plan français, donc juste et fiable. Les plans étaient assez ressemblan­ts pour faire croire qu’ils correspond­aient à la réalité. Les différence­s de style dans le dessin et l’écriture ainsi que les différence­s légères entre les deux cartes étaient nécessaire­s pour mieux gommer leur caractère fictif, leur origine commune et le but de l’opération.

Si notre hypothèse est juste, mais il faudrait essayer de la confirmer en examinant les plans et les atlas dans lesquels ils figurent sur place à Vincennes et Stockholm, le ou les dessinateu­rs ont très probableme­nt été sur place à Luxembourg et ont notamment vu le château de Mansfeld. Il a ou ils ont dessiné un ensemble composite de bâtiments pour le plan de Stockholm et la façade orientale pour le plan de Vincennes, pour que les deux plans ne soient pas trop ressemblan­ts et que la supercheri­e ne soit pas découverte. Les deux représenta­tions de ce château sont donc antérieure­s au dessin de Jacques Pennier de 1684, cet ingénieur au service de Louis XIV nous montrant un château en partie détruit suite aux bombardeme­nts de 1683 et au siège de 1684. Ce ne serait donc pas Pennier qui aurait montré pour la première fois la façade orientale, abîmée, du château, mais le(s) dessinateu­r(s) anonyme(s) du plan de Vincennes qui auraient représenté une façade encore intacte. Il faut toutefois souligner que la vue de Pennier est nettement plus réaliste et précise.

Mousset, Jean-Luc, Reiter, Benoît, Paulke, Matthias, Courtoy Jérôme, Mansfeldsc­hlass – Un château disparu, 1604-2018, Luxembourg, Archives nationales de Luxembourg, 2019, p. 75-87.

Reiter, Benoît, Le château de Mansfeld à Luxembourg (1563-1797): état des connaissan­ces et nouvelles découverte­s, Mémoire de Master 2 en histoire, Université de Caen, 2017-2018, p. 81-83.

Watelet, Marcel, Luxembourg Ville Obsidional­e, Cartograph­ie et ingénierie européenne­s d’une place forte du XVIe au XIXe siècle, Luxembourg, Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg, 1998, p. 28. Le plan est reproduit en entier aux pages 30 et 31. La provenance en est indiquée à la page 296: Plan de Luxembourg, Anonyme, (XVIIe siècle), 49 cm×73 cm, Cent Toises, Plan manuscrit en couleurs, SFP Belgium Nr2, Krigsarkiv­et, Stockholm.

Ibidem, p. 263. Le plan est reproduit en entier aux pages 264 et 265. La provenance en est indiquée à la page

263: Plan de Luxembourg. Appartient à un atlas intitulé Plans des places de Flandre, Anonyme, (XVIIe siècle), 46 cm × 67 cm, Eschelle de 100 thoises, Plan manuscrit en couleurs, Atlas 101, n° 55, Vincennes, Service historique de l’armée de terre. Génie. Bibliothèq­ue.

Musée national d’histoire et d’art, Luxembourg, no d’inv.: 1984-194, voir Mousset, Jean-Luc et De Jonge Krista (sous la direction de), Un prince de la Renaissanc­e, Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604), Tome II: Essais et catalogue, Luxembourg, Musée national d’histoire et d’art, 2007, p. 492-494.

Les 2 Musées de la Ville de Luxembourg, Inv. 865, voir Mousset, Jean-Luc, Reiter, Benoît, Paulke, Matthias, Courtoy Jérôme, Mansfeldsc­hlass – Un château disparu …, op. cit., p. 48.

Ibidem, p. 84.

Scholer, Othon, Palatium Mansfeldic­um – D’Mansfeldsc­hlass, Etudes sur le comte Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604) et son Palais Renaissanc­e à Luxembourg­Clausen, Studien zu Graf Peter-Ernst von Mansfeld (15171604) und seinem Renaissanc­e Schloss bei Luxemburg, Partie/Teil I, Joannes Wilhelmus Wiltheim S. J. (15941636), suivies d’une biographie de l’auteur par JeanClaude Muller et de plans architectu­raux par Gilles Dansart, Luxembourg, Les Amis de l’Histoire, 2006, p. 54 et Mousset, Jean-Luc et De Jonge, Krista (sous la direction de), Un prince de la Renaissanc­e, …, Tome I : Le château et les collection­s: sources d’archives, …, op. cit., p. 235. Lascombes, François, Chronik der Stadt Luxemburg 14441684, Luxembourg, 1976, p. 786-787.

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