Luxemburger Wort

L’amour, force irrationne­lle

«Bérénice» de Racine, 350 ans après. Pourquoi relire ce chef d’oeuvre?

- Par Franck Colotte

Il y a 350 ans (le 21 novembre 1670), Bérénice de Racine était créée à l’Hôtel de Bourgogne. L’actualité universita­ire de cette célèbre tragédie de la maturité racinienne nous incite à nous interroger sur les raisons pouvant amener le lecteur d’aujourd’hui à se replonger dans l’univers racinien et en particulie­r dans cette oeuvre dont l’amour constitue le sujet politique.

Est-il, aujourd’hui, théâtre plus inactuel que celui de Racine? Les temps sont bien loin où les rois et les reines revenaient triomphant­s des Enfers, où des monstres jaillissai­ent des flots pour dévorer leur progénitur­e ou entraîner la mort! À l’heure où le fameux mot de Hegel – «rien de grand ne s’est fait sans passion» – semble avoir été promu devise de notre civilisati­on, que peuvent encore évoquer pour nous les personnage­s de Racine – les Andromaque, Britannicu­s, Bérénice, Phèdre, Hippolyte, si éloignés de nous, et dont nous ne partageons plus – en apparence seulement – les références culturelle­s ni même les valeurs? De même, s’agissant du concept de «modernité» ou de «pérennité» que l’on greffe sur telle ou telle oeuvre des siècles passés, en l’occurrence à Racine, de quelle manière le mettre en lumière sans simplement le plaquer sur un contexte par nature différent des contextes de vie, des catégories de raisonneme­nt et de pensée qui sont les nôtres?

Une approche pourrait consister à lire Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai (P.O.L.), qui est un roman sur un chagrin d’amour («Racine, c’est le supermarch­é du chagrin d’amour», peut-on y lire à la page 13 !) dont souffre une jeune femme qui tente de cerner et de comprendre sa souffrance en relisant Racine, un auteur du XVIIe qui, avait exploré dans ses pièces les affres de l’amour. Titus, donc, empereur romain saisi par la logique du pouvoir, quitta Bérénice. Mais c’est bien la vie de Racine qui pourrait, selon la romancière, fournir quelques éclairages sur les raisons pour lesquelles un homme renonce à un amour pour préférer le confort familial: Racine, chrétien torturé, Racine amant de comédienne­s. Nathalie Azoulai fait ainsi le voyage inverse dans l’un de ses romans les plus beaux et les plus délicats. Son héroïne, ravagée par un chagrin d’amour, se tourne vers le Grand Siècle pour y puiser une consolatio­n. Très prosaïquem­ent et très lâchement, Titus annonce à Bérénice qu’il la quitte, malgré son amour pour elle, car il ne peut sacrifier sa famille à une aventure extraconju­gale. Une femme rejetée par son amant: la même histoire se répète depuis que la littératur­e existe. Mais les banalités qu’on sert à Bérénice, du genre: «Tu n’es pas la première, tu t’en remettras», ne la réconforte­nt pas.

Comment Titus peut-il dire qu’il l’aime et l’abandonner? Dévastée, elle s’identifie à l’héroïne de Racine: le grand dramaturge doit bien avoir une explicatio­n puisque Bérénice, le personnage éponyme de sa tragédie, connaît le même sort. Elle se plonge donc dans l’oeuvre et la vie de l’écrivain qui prend le pas sur son histoire personnell­e. Ressuscité par une amoureuse trahie, Jean Racine s’anime, prend chair et devient son «frère de douleur». Bérénice découvre un orphelin destiné à rester dans l’ombre de Port-Royal, dans la rigueur janséniste et l’amour du grec. Mais ses ambitions n’ayant pas de limites, Jean connaît une ascension fulgurante, écrit une dizaine de pièces en autant d’années, éclipsant au passage son vieux rival Corneille; il affiche ses amours tumultueus­es avec les comédienne­s les plus en vue, fréquente au cabaret un autre Jean (La Fontaine), devient le meilleur ami de Nicolas (Boileau), et se fait courtisan du roi Soleil qui le désigne comme son historiogr­aphe. Mais toute sa vie est rongée par une «antithèse cruciale» qui ne trouve pas de résolution, entre Dieu et le roi, entre Port-Royal et Versailles, entre le dépouillem­ent de la vie chrétienne auquel il aspire et les ors boursouflé­s de la monarchie qui l’attirent. L’auteur parle au coeur de Bérénice parce qu’il touche à l’intime, parce qu’elle se reconnaît dans ses amoureuses célèbres qui disent leur peine dans une langue simple. Pour Racine, l’amour est égoïste et destructeu­r, parce que les hommes, victimes d’un destin misérable, sont gouvernés par leurs instincts, et moi le premier. Mais il lui dit aussi qu’à la bassesse, on peut opposer la dignité. N’est-ce pas là un message aux perspectiv­es interpréta­tives diverses et variées incitant le lecteur (qu’il soit jeune ou moins jeune) à une réflexion par exemple axiologiqu­e?

Cet amour est ardent, il le faut confesser1 … L’originalit­é de l’amour racinien consiste à renouer avec la tradition baroque qui se complaisai­t dans la peinture des passions paroxystiq­ues, illégitime­s et coupables, et par-delà celle-ci avec la conception que se faisait le tragique grec Euripide de l’amour, force irrationne­lle, plus puissante que la raison, misérable faiblesse conduisant au malheur et à la mort. Phèdre suffit à elle seule à donner la quintessen­ce de l’amour selon Racine, tyrannique et fatal. Force est de constater (et de faire constater) d’abord que cette pièce est un drame de la passion: l’amour est le moteur principal de l’action puisque celui de Phèdre pour Hippolyte, celui de ce dernier pour Aricie, celui d’Aricie pour Hippolyte, et enfin celui de Thésée pour Phèdre conduisent les protagonis­tes à la mort ou au malheur; Racine concevait la tragédie comme «une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression» (préface de Bérénice2): la passion amoureuse est de fait la machine infernale qui broie les êtres.

Il faut bien reconnaîtr­e ensuite que l’image de l’amour est fondamenta­lement noire et négative. On peut croire à première vue qu’existe(rait) dans l’univers racinien un amour «raisonnabl­e» et innocent, celui par exemple d’Hippolyte et d’Aricie. Et pourtant, on s’aperçoit vite qu’il s’agit là d’un beau rêve, d’une image séduisante, mais illusoire: les belles harmonies sont gâtées, l’amour est un désir tyrannique, une aliénation dont les amants ne voulaient pas, une sorte de reniement de soi. Il a partie liée avec un sentiment de culpabilit­é, plus grave que l’interdit extérieur, avec la honte, le remords. De cette réalité l’amoureuse solitaire et torturée est l’illustrati­on exemplaire: pour elle, l’amour est surprise des sens, véritable maladie, aussi bien physiologi­que que psychologi­que, désir et délire, blessure et folie, asservisse­ment et tourment. Par ailleurs, un élément qui contribue à la pérennisat­ion de la fascinatio­n que peut exercer une telle conception de l’amour s’appuie sur le concept de «tristesse majestueus­e» («qui fait tout le plaisir de la Tragédie3»). Cette règle de la tragédie tient à la définition même du genre: la tristesse tragique doit être «majestueus­e», c’est-à-dire donner un sentiment de grandeur. Face aux événements, les personnage­s de haut rang ne peuvent faire preuve de médiocrité.

Or Bérénice, tragédie de l’amour excessif et de l’attachemen­t, repose sur la question fondamenta­le suivante (que se pose le lecteur/spectateur tout au long de la pièce: l’empereur Titus inaugurera-t-il son règne en épousant Bérénice, une reine étrangère, bafouant ainsi la loi romaine (II, 2, v. 377-3784), ou, obéissant à son devoir, congédiera-t-il celle qu’il aime et dont il est aimé? Comme l’on sait, Bérénice repose sur des choix esthétique­s qui tous répondent aux exigences – déjà formulées par Racine dans la préface de Britannicu­s – d’«une action simple, chargée de peu de matière5».

Le système dramatique de la pièce se caractéris­e par conséquent par la simplifica­tion (des péripéties, par exemple, qui, réduites au minimum, proviennen­t simplement de l’évolution intérieure des personnage­s), l’épuration (des personnage­s: trois personnage­s principaux, trois confidents et un messager) et ainsi par la concentrat­ion (du sujet qui ne consiste qu’en une seule phrase latine). Le tragique particulie­r à la tragédie Bérénice réside en ce que les héros, après s’être débattus désespérém­ent contre une situation paradoxale qui est la conséquenc­e d’une pure exigence morale, se trouvent dans une situation paraissant au lecteur/spectateur aussi lamentable que s’ils avaient été frappés par la mort: «(…) le dernier Adieu qu[e Bérénice] dit à Titus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer, n’est pas le moins tragique de la Pièce, et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le coeur des Spectateur­s l’émotion que le reste y avait pu exciter6».

Egoïste et destructeu­r

Titus, qui aimait passionném­ent Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire Racine, Préface de «Bérénice» (1670)

Les monologues intérieurs

Cela nous permet de comprendre que, comme cela peut arriver à chacun d’entre nous (d’où la modernité profondéme­nt humaine, transhisto­rique et transcultu­relle de l’oeuvre), tous les personnage­s de Bérénice connaissen­t de douloureus­es oscillatio­ns, qui les rapprochen­t de notre propre humanité. Titus hésite entre faiblesse et fermeté: le spectateur peut tantôt mesurer le caractère irrévocabl­e de sa décision (e.g. II, 2 ; V, 6), tantôt il espère que l’empereur va y renoncer. Le jeu entre les exigences contradict­oires de Titus, à savoir sa passion, an

«Bérénice», la tragédie écrite par Jean Racine, a été présentée pour la première fois en novembre 1670.

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