Un mythe obsolète?
D’ailleurs
Le meilleur signe de progrès dans les siècles précédents, c’est peut-être qu’on y parlait beaucoup de progrès! Même mal ou peu compris, il était sur toutes les lèvres. Certes, dans l’Antiquité prévalait l’idée, étayée par les phénomènes naturels des révolutions célestes et du retour périodique, que le mouvement de l’Histoire est circulaire.
Pourtant l’idée de progrès n’était guère étrangère aux Anciens, comme on l’a longtemps cru. Elle apparaît pour la première fois assez nettement chez le philosophe présocratique grec Anaximandre. N’est-ce pas aussi l’idée de progrès qui sous-tend le mythe magnifique de Prométhée? Ou celui, profond et prémonitoire, d’Icare?
Chez les Romains, la notion de progrès apparaît à l’état de croyance intuitive ou d’aspiration inconsciente. Leurs poètes, à commencer par Lucrèce, Horace et Virgile, chantent l’ascension glorieuse de l’humanité. La Quatrième Églogue du dernier nommé n’est-elle pas, en vers mémorables, le commentaire anticipé du mot de Saint-Simon: «L’âge d’or du genre humain n’est pas derrière nous, il est audevant»? A la suite d’Aristote, Cicéron déclare clairement que la philosophie est progressive, et que «les choses les plus récentes sont d’ordinaire les plus précises et les plus certaines». Sénèque, quant à lui, brosse un éloquent tableau des avancées de l’astronomie, et croit pour l’avenir à de merveilleuses conquêtes tous azimuts.
Au Moyen Âge, les conditions d’ignorance et d’anarchie n’étaient guère propices au développement de l’idée de progrès. Le passé était mal connu; le présent, mal compris. Pourtant l’idée du progrès n’avait pas disparu, comme l’illustre saint Thomas d’Aquin, qui fait du progrès la loi universelle des choses, et particulièrement du savoir humain. Dans ce contexte, une place de choix revient au moine Roger Bacon, dont les idées optimistes sur le progrès seront reprises plus tard par des esprits d’une rare sagacité tels que Dante, Lessing ou Descartes.
Non moins intéressante est l’idée du philosophe idéaliste allemand Schelling, selon laquelle l’humanité se développe comme un organisme vivant. Cette analogie entre l’idée d’évolution organique et celle du progrès humain fera beaucoup d’émules, notamment chez les croyants, lesquels ne manquent pas de rattacher la question du progrès à la religion. Si, à cette époque, la notion de Dieu, la religiosité, est vraiment – comme le montrent de grandes figures de la pensée telles que de Maistre, Lacordaire, Lamennais – le caractère distinctif de l’espèce humaine, on s’explique aisément pourquoi, de tous les animaux, l’homme seul est dit progressif, et que l’on est, alors, disposé à voir dans le sentiment que l’homme a de Dieu la force primordiale et constante qui meut le genre humain, le souffle toujours vivant qui le pousse vers le bon, le vrai, le beau et le juste.
Mais voilà que – patatras! -, avec le XXe siècle, tout change radicalement. Tombé en disgrâce, le progrès n’est plus en odeur de sainteté. Fini Prométhée. Fini l’utopie, qui ne fait plus rêver. Ce sont des idées mortes, qui ont été le coeur noir des Lumières, soldé par le goulag, la Shoah et Hiroshima. L’homme a proclamé la mort de Dieu et c’est la mort de l’homme qui est advenue et qui se poursuit. On s’est mis à douter de la pertinence du progrès, vu son ambivalence, de sa nécessité même. Et d’ergoter sur la difficulté qu’il y a, sinon à le définir, du moins à l’évaluer, sauf peut-être dans les domaines scientifique et technique, où il est susceptible d’être quantifié. Dans un article intitulé Les vacillements de l’idée de progrès, l’astrophysicien français Étienne Klein se demande si le concept de progrès, qui résume à lui seul notre désir d’avenir, n’a pas été inventé pour nous consoler de la fuite du temps.
Qui oserait nier qu’aujourd’hui nous assistons à une crise de l’avenir? Nous sommes impatients de l’avenir, mais voilà que l’avenir, lui, s’est mis à nous faire peur. Certes, l’avenir a toujours fait peur, mais il nous inquiétait hier, parce que nous étions impuissants. Il nous effraie aujourd’hui, parce que nous nous sentons impuissants vis-à-vis de notre propre puissance!
A l’appui de cette angoisse latente et lancinante, qui engrisaille nos humeurs, délabre nos espérances et englue le présent, on peut évoquer la vacance des repères solides, la fin des certitudes religieuses, métaphysiques, morales, économiques, sociales, la mort des «grands récits» ou idéologies, la crise du lien social, la disparition du sens, la tyrannie de la technologie qui est loin d’avoir tenu toutes ses promesses, la mondialisation et ses conséquences souvent délétères, la dictature des médias, l’emprise abusive qu’exercent sur un nombre croissant d’individus les réseaux sociaux, avec leurs effets pervers tels que la propagation de la haine ou la prolifération des fake news. Sans oublier l’accélération prodigieuse du temps: «Cinq cents milliers d’années ont séparé l’invention du feu de celle de l’arme à feu», note Klein, «mais six cents ans ont suffi pour passer de l’arme à feu au feu nucléaire». Et, de nos jours, qu’il s’agisse d’outils, d’ordis, de téléviseurs ou de voitures, les nouveautés sont vite mises au rebut, tant les fabricants proposent, dans des délais de plus en plus courts, de nouveaux produits censés être encore plus performants ou sophistiqués.
Face à cette entropie accrue vers laquelle évolue notre monde, l’astrophysicien (et philosophe à ses heures) Étienne Klein rappelle la boutade de la grande philosophe humaniste Simone Weil, qui gagne chaque jour en vérité: celle qui prétendait que «désormais, il faudrait dire des choses éternelles pour être sûr qu’elles soient d’actualité».