Luxemburger Wort

L’aigle noir

- Par Gaston Carré

Billet

Un beau jour, ou était-ce une nuit, Barbara près d’un lac s’était endormie, où venu de nulle part surgit un aigle noir. En ce temps troublé par la pandémie, ce temps dilué, comme liquéfié, rendons-nous de même sur quelque rive pour observer son flux.

Observons un lac en ces confins où un trop-plein va se jeter en contrebas, examinons l’eau en instance de chute, quand le lac va partir en cataracte. Observons avec attention – nous avons le temps ces jours-ci d’observer avec attention – la nappe au bord du précipice, juste avant que l’onde ne tombe. L’eau pour l’heure est d’humeur étale, et face au ciel se dit ceci, remarquabl­e: «pourvu que ça dure».

C’est un moment indécis pourtant, l’eau en vérité frémit, ondoie et louvoie, la nappe hésite, entre stagnation et plongeon, éternité sans rides et saut dans l’inconstant – je vous sens inquiet, mais nous avons le temps ces jours-ci d’être inquiets, de sentir cette anxiété du fluide, ses affres devant le gouffre, il y a quelque chose de biblique dans cette hésitation avant la chute. Frôlant l’ourlet fatal, tout près de la marge où le haut va se jeter dans le bas, l’eau se trouble. Une force maligne la pousse, la presse vers l’abysse, insensible­ment elle se rapproche de la ligne de bascule, la cascade est imminente, c’est angoissant oui mais il faut se laisser aller, nous avons le temps ces joursci de nous lâcher, l’angoisse s’évacue par expulsion.

Regardez mieux cependant: il y a un apaisement maintenant de cette eau qui va tomber, un consenteme­nt, irrésistib­le est l’appel du siphon, c’est comme si le fluide devinait son sort – Jacques Benvéniste, immunologu­e, supposait une «mémoire» de l’eau, je postule quant à moi son pouvoir de prémonitio­n, c’est dans l’élément liquide que s’inscrit au mieux le devenir, l’avenir est dans le café, non dans son marc. Or ce qu’on voit ici c’est ceci: in extremis l’eau jubile, on sent son bonheur, c’est une exultation presque, qui fait songer à l’euphorie du saumon qui après tant d’efforts trouve sa salmonelle.

De fait, il y a consenteme­nt de l’eau à son destin, qui suit son cours. Elle ondoie un peu, semble se cabrer mais c’est pour la forme. La vérité est que l’eau tel Adam a fait son choix, le choix de la chute, sous le regard ébahi des pêcheurs. Elle en a mare, l’eau du lac, mare de stagner, ras la marée d’être quiète dans un cloaque. Là enfin elle va s’épancher, c’est comme une délivrance, quand l’eau après la chute rejoint un cours plus vaste, une rivière puis un bras de mer.

La morale de cette histoire? Le confinemen­t nous donne une idée de l’éternité, mais à bien regarder – nous avons le temps – l’éternité ressemble à ça: un marécage, avec des roseaux en guise de barreaux, où la carpe s’ennuie comme un rat mort, parce que l’éternité dure longtemps.

Vous verrez, quand sera finie la crise nous n’en voudrons plus, de la durée, nous songerons qu’est bon le temps qui passe, l’éphémère et le fugace, et qu’il vaut mieux être mortel en bonne santé qu’éternel confiné.

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