L’Europe des droits fondamentaux
Un regard rétrospectif sur la problématique
Sept décennies après la signature de la Convention européenne des droits de l’Homme (Rome, 4 novembre 1950) et vingt ans après la proclamation la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Nice, 7 décembre 2000), la sauvegarde des libertés fondamentales et de l’État de droit mis en cause par certains État membres se trouvent parmi les défis majeurs de l’Europe. A l’heure ou l’Union cherche des réponses pour contrecarrer les atteintes portées à son socle des valeurs communes, un regard rétrospectif sur la problématique européenne des libertés et droits fondamentaux permettra de mieux comprendre la gravité des enjeux actuels.
Prise de conscience progressive
Dans une perspective historique, l’intégration européenne apparaît comme un processus dynamique et évolutif, dont le point de départ est ancré dans la déclaration Schuman (9 mai 1950) qui pose les bases de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). Par la suite, l’Europe est bâtie par étapes, se fixe des ambitions et objectifs sans cesse renouvelés et emprunte des voies alternatives. Ce chemin – motivé par le devoir d’efficacité (reflet de l’approche fonctionnaliste des «pères fondateurs»), de subsidiarité et de légitimité démocratique – sera retenu pas les livres d’histoire comme «la méthode Monnet».
Si les prémices de l’intégration ont des raisons essentiellement économiques (le marché unique et la libre circulation des marchandises, services, personnes et capitaux), la construction européenne porte dans sa substance un projet politique, qui fut pourtant long à dessiner. Progressivement s’opère une prise de conscience de l’importance des libertés et droits fondamentaux et leur défense active s’enracine au fur et à mesure dans le droit communautaire.
Dans un premier temps, les pays européens imprégnés par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale inscrivent la protection des droits fondamentaux dans les traités multilatéraux, tels que la Charte des Nations unies (San Francisco, 26 juin 1945) et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales adoptée par les États du Conseil de l’Europe (Rome, 4 novembre 1950).
Cette Convention définit les droits fondamentaux – droits civils et politiques considérés comme essentiels et nécessaires à la préservation de la paix et de l’État de droit – et instaure un mécanisme original de garantie collective pour prévenir les dérives autoritaires et totalitaires. Appliquée à travers la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) basée à Strasbourg (juridiction internationale que les justiciables peuvent saisir directement), la Convention est, depuis des décennies, un véritable révélateur des zones d’ombre dans les garanties nationales des droits fondamentaux. D’ailleurs, depuis la chute du Mur de Berlin (9 novembre 1989) la Convention et la CEDH oeuvrent à la consolidation des jeunes démocraties de l’Europe centrale et orientale et de l’espace ex-soviétique, et veillent à la protection nationale des droits fondamentaux.
Le traité de Rome qui établit la Communauté économique européenne (CEE, 25 mars 1957) consacre les quatre libertés de circulation, mais reste muet quant aux droits fondamentaux. Leur protection incombe aux constitutions nationales. Dans ces circonstances, la Cour de Justice des Communautés européennes basée au Luxembourg est très vite amenée à se prononcer en matière d’atteintes aux droits fondamentaux et érige ces derniers, face aux lacunes des traités, au rang de principes généraux du droit communautaire. La jurisprudence de la Cour repose sur des conventions internationales, notamment sur la Convention européenne des droits de l’homme. Néanmoins, la protection des droits fondamentaux, qui apparaît comme un facteur de l’unité européenne, exigeait la construction d’un système juridique propre.
Prendre conscience de l’identité européenne, c’est prendre conscience de la chance de vivre en hommes libres, c’est aussi retrouver le sens des valeurs qui fondent l’humanisme européen.1
Le traité de Maastricht (7 février 1992) qui marque l’avènement de l’Union européenne, introduit la notion de «citoyenneté européenne» dont les principes du respect des droits de l'Homme, des libertés fondamentales et de l’État de droit sont consubstantiels. Le traité d’Amsterdam (2 octobre 1997) impose le respect de ces principes pour tout nouveau candidat à l’adhésions et prévoit une procédure de suspension des droits découlant du traité en cas de violation «grave et persistante» des droits fondamentaux par un État membre.
L’année 1999 marque la volonté de l’UE composée alors de 15 pays de se doter d’une Charte des droits fondamentaux. Son élaboration est confiée à un groupe spécial (qui se donne le nom de « Convention ») composé de 62 membres – 15 représentants des chefs d'État ou de gouvernement, 30 représentants des Parlements nationaux, 16 représentants du Parlement européen et un représentant de la Commission européenne. La société civile est largement consultée, notamment via un site internet. Le résultat des travaux présenté lors du Conseil européen de Biarritz (13-14 octobre 2000).
Dans ses 54 articles rassemblés en 7 chapitres, la Charte définit les droits fondamentaux en matière de dignité, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et de justice. Elle affirme sans équivoque que «l'Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'Etat de droit. Elle place la personne au coeur de son action en instituant la citoyenneté de l'Union et en créant le principe de liberté, de sécurité et de justice».
Proclamée une première fois lors du Conseil européen de Nice (7 décembre 2000), la Charte est conjointement entérinée dans sa version définitive par les présidents de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil de l'UE le 12 décembre 2007.
Le traité de Lisbonne – un tournant Le traité de Lisbonne (13 décembre 2007) affirme que la Charte a «la même valeur juridique que les traités». Elle devient ainsi contraignante pour 25 des 28 États membres, car la Pologne, la République tchèque et le Royaume-Uni (qui a quitté l’UE depuis le 31 janvier 2020) bénéficient d'une dérogation d’application (clause «opt-out»). Les britanniques, appuyées par le Danemark, l'Irlande, les Pays-Bas et la Suède, obtiennent également à ce que la Charte ne donne pas de nouvelles compétences à l’UE. D’ailleurs, elle n'est pas intégrée juridiquement dans le traité de Lisbonne, mais annexée sous la forme d'une déclaration. Néanmoins, l’influence de la Charte a augmenté constamment, notamment à travers la jurisprudence de la CJUE.
En octroyant la personnalité juridique à l’UE, le traité de Lisbonne crée les conditions pour qu’elle adhère à la CEDH en tant qu’Union (les États membres y ayant déjà adhéré individuellement). Ainsi, la Cour de Strasbourg aurait la capacité de contrôler la conformité des actes de l’UE avec la CEDH, en contribuant davantage au renforcement de la protection des droits fondamentaux. Une telle adhésion est désormais une obligation juridique qui peine à se concrétiser. Des ajustements au système de la CEDH sont nécessaires afin d’accueillir l’UE comme son 48ème membre, car il s’agit d’une entité non-étatique reposant sur un système juridique complexe.
Dans la vie de tous, la Charte recouvre un vaste champ de libertés et droits politiques, sociaux et économiques des Européens, qui vont bien au-delà de ceux antérieurement consacrés par la CEDH. Il s’agit notamment de: La liberté de création, le droit d’asile, l’égalité en droit et la non-discrimination, l’égalité entre femmes et hommes, les droits de l’enfant et des personnes âgées, le droit à la différence, ainsi que des droits sociaux importants tels que la protection contre le licenciement injustifié, l’accès à la sécurité sociale et à aide sociale. D’autres droits émergés plus récemment – la protection des données à caractère personnel, l’interdiction du clonage reproductif des êtres humains, la protection des consommateurs, la reconnaissance explicite du droit d'asile, ou encore le droit à une bonne administration – confèrent à la Charte un caractère pionnier à l’échelle mondiale.
Notons également l’émergence de Agence des droits fondamentaux qui prend la relève de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes en. Installée à Vienne et opérationnelle depuis 2007, cette agence indépendante agit pour la sauvegarde des droits des citoyens européens en sensibilisant le public, les États membres et l’UE dans la lutte contre le racisme, l’intolérance, la xénophobie, ainsi que de toute forme d’exclusion. « La jouissance de des droits fondamentaux entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l'égard d'autrui qu'à l'égard de la communauté humaine et des générations futures. 1 2
La Charte au quotidien En guise de conclusion
Le docteur Elena Danescu est Research Scientist à l'Université du Luxembourg/Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History
Simone Veil: « La communauté et l’identité européenne », Université de Florence, 27 novembre 1980
Charte des droits fondamentaux de l’UE, In JOUE 2016/C, 202/02, p.313.