Vers l’apogée de la Renaissance italienne
Au Louvre, la sculpture italienne du tournant des années 1500 éblouit par son foisonnement, sa variété et sa beauté.
Le musée du Louvre à Paris joue la continuité italienne avec sa nouvelle exposition actuellement installée sous la pyramide. Après Léonard de Vinci en début d’année, Giulio Romano, Mantoue, une manière nouvelle et extravagante en 2019, Un rêve d’Italie. La collection du marquis Campana en 2018 et Le printemps de la Renaissance, la sculpture et les arts à Florence, 1400-1460 en 2013, c’est aujourd’hui Le corps et l’Âme, de Donatello à Michel-Ange, dans la suite directe de la précédente puisqu’elle couvre les années 1450-1520 qui va enchanter les visiteurs.
Les sculptures en sont le fil directeur, art capital de ce nouveau style initié par Donatello à Florence au début du 15e siècle. Elles sont ici mises en relation avec des peintures, des estampes et des dessins. Ce sont donc environ 140 oeuvres exécutées par des artistes universellement connus – au premier rang desquels Donatello et Michel-Ange, mais aussi Pollaiolo, Mantegna, Della Robbia, Verrocchio… – et d’autres plus modestes, qui vont mettre en évidence ce foisonnement de la sculpture parti de Florence pour s’étendre à toute l’Italie ainsi que sa diversité, conséquence des traditions locales. Mais quelle que soit la variété de ses formes, cet art rend compte de la beauté des corps et les émotions de l’âme, une inspiration puisée aux sources de l’Antiquité et de ses valeurs humanistes.
En 1454 la Paix de Lodi mettait fin à l’affrontement entre de nombreux états d’Italie, un pays alors très complexe – il était constitué de duchés, de républiques et autres principautés –, guerre qui durait depuis le début du Quattrocento. Cette période de calme retrouvé va favoriser la circulation des marchandises, des artistes, des oeuvres et des idées. Et le nouveau style de la Renaissance, créé à Florence au début du siècle, allait pouvoir se diffuser sur tout le territoire italien, dans toute sa richesse et toute sa diversité. Ce qu’André Chastel désignera comme le «grand atelier»… Ce nouveau style va donc atteindre Sienne, Venise, Padoue, Milan, Rome, Ferrare, Pavie, Bologne. Les innovations florentines vont alors, au contact des us et coutumes territoriaux, donner naissance à une incroyable variété de langages artistiques. Chaque créateur possède sa spécificité mais s’appuie sur un langage et des thématiques communes: l’Antiquité dans la représentation de la grâce et de la fureur; l’expression du pathos et de la théâtralité dans les oeuvres religieuses; la richesse symbolique des oeuvres profanes; l’apparition d’un nouveau style harmonieux. Telles sont les quatre sections qui rythment le parcours de l’exposition.
En ce temps de la Renaissance, les sources auxquelles s’abreuvent les artistes sont donc celles de l’Antiquité classique. Celle-ci a toujours été connue en Italie mais elle prend à ce moment-là de l’histoire de l’art la première place comme modèle à imiter, voire à dépasser. Les oeuvres antiques connues sont remises à l’honneur, d’autres sont découvertes ou redécouvertes, et toutes sont interprétées de multiples façons, entre pathos (selon l’Antiquité, l’appel à l’émotion du spectateur) et expression de l’âme et des corps. Les oeuvres antiques sont alors des modèles qui permettent un travail sur le corps humain – on étudie les canons de la sculpture, les proportions, les jeux d’équilibre, les mouvements – mais aussi un travail sur les sensations, les émotions, les sentiments, bref ce que l’on pourrait appeler l’Âme. Dans ce nouvel âge artistique, l’Homme devient le centre de tout. Et la sculpture, avec ses trois dimensions, en est le moyen d’expression privilégié. Que ce soit dans le domaine du sacré ou du profane, les artistes italiens vont exceller.
Révéler le charme de la figure humaine
Donatello est le plus grand sculpteur du 15e siècle en Italie. Comme les autres il est imprégné de l’art gréco-romain: mis côte à côte, son Nu masculin (pugiliste) et un Guerrier de la fin du 1er siècle av. J.-C. – début du 1er siècle ap. J.-C., tous deux en bronze, montrent combien il a été marqué par le dynamisme de la sculpture hellénistique, ici faite des tensions du corps en déséquilibre sur un pied et de la torsion du corps et de la tête. Donatello expérimente en permanence, et au-delà des corps, s’intéresse aux passions de l’âme, ce qu’il exprime dans de grandes scènes religieuses expressionnistes, explorant tous les sentiments et les donnant à voir de la manière la plus forte qui soit. Sa Crucifixion, un bas-relief en bronze incrusté d’argent et de cuivre doré, fait d’enchevêtrements d’armes, d’effets d’agitation, de douleur exprimée par la pudeur d’un visage caché dans les
mains ou par des hurlements déchirants symbolisés par les gestes, est un exemple magistral de cette extraordinaire puissance évocatrice.
La grâce, avec la fureur, est un des thèmes que les artistes du Quattrocento ont puisé dans l’art antique. Le célébrissime groupe romain en marbre des Trois Grâces du 2e siècle ap. J.-C. s’impose dès le 15e siècle comme le modèle à suivre, tant pour les canons de la beauté incarné par les trois femmes que pour leur langage corporel. Mais au-delà de cette sobriété, la grâce au temps de l’Antiquité passe aussi par la délicatesse des voiles habillant les déesses, leurs chevelures soufflées par le vent, la légèreté de leurs pas… Les Deux anges volants, haut-relief en terre cuite de Verrocchio ou la sublime fresque de Ambrosi dit Melozzo da Forli, de l’Ange jouant de la viole, reprennent ici avec brio ces caractéristiques.
Quant à la fureur, elle se manifeste sur le magnifique Bouclier avec Milon de Crotone de Pollaiolo, tout en polychromie ou le combat d’Hercule et Antée, de Pollaiolo encore. Avec ce petit bronze, le sculpteur exprime d’une part la beauté anatomique avec la tension musculaire des corps enchevêtrés du héros mythologique et du brigand dans leur lutte dramatique, d’autre part le déchaînement des sentiments avec leurs visages déformés par les cris et l’effort.
A cette époque, l’Italie est un monde totalement et absolument religieux. Mais le retour aux valeurs de l’Antiquité et l’humanisme qui en découle va imposer la recherche d’une fusion, ou tout au moins une compatibilité, entre religion et sagesse antique, entre art religieux et art profane. L’art sacré doit émouvoir et convaincre. Les sentiments, les passions de l’âme, les extases mystiques… se manifestent à travers les corps physiques afin de toucher le plus profondément possible l’esprit et le coeur du spectateur qui est aussi un croyant. Les scènes bibliques aux sujets d’autant plus douloureux et spectaculaires qu’ils frapperont les esprits foisonnent.
Des archétypes apparaissent, comme la figure de Marie-Madeleine éplorée aux gestes éloquents et désespérés. Se multiplient les scènes de flagellation, de déploration, de mise au tombeau, de sortie du tombeau, de crucifixion, à l’intensité dramatique et douloureuse, accentuée par la polychromie des surfaces. Les visages et les corps expriment avec un expressionnisme exacerbé les sentiments et les émotions pathétiques et déchirées des personnages. Ainsi en est-il de La Déploration du Christ, terre cuite de Bartolomeo Bellano ou du si délicat Baiser de paix avec Pietà (Christ mort entre Marie et saint Jean) de Moderno en fonte d’argent ciselé, émail, nacre, corail et ivoire sur support en bois. Francesco di Giorgio Martini propose quant à lui dans un registre moins paroxystique deux figures grandeur nature spectaculaires bien que fort différentes: un Saint Christophe raffiné à la tunique dorée et à la figure très douce s’oppose à un Saint Jean-Baptiste représenté tel un Hercule coléreux et effrayant. A partir de 1460 autour de ces sculptures grandeur nature se développent des compositions à plusieurs personnages, révélant un véritable «théâtre des sentiments». La Déploration du Christ en est le thème privilégié. Les figures richement polychromées sont mises en scène de manière à ce que gestes, regards et expressions suscitent une tension dramatique extrême. Niccolo dell’Arca, Guido Mazzoni et Giovanni Angelo Del Maino en sont les meilleurs interprètes.
Avec de grandes figures de terre cuite émaillée attirant la lumière, Andrea della Robbia présente une spiritualité douce et apaisée typique d’une nouvelle tendance stylistique qui s’amorce à la fin du 15e siècle. C’est un retour vers une simplicité formelle. Ses grandes sculptures blanches, à l’image de sa Sainte Marie-Madeleine pénitente ou de son Saint Sébastien, s’éloignent de l’expression tragique des décennies précédentes. C’est ce que l’on va appeler le «style doux» incarné en peinture par le Pérugin et Raphaël. Appliqué à la sculpture, il se caractérise par une nouvelle harmonie largement inspirée de l’art antique. Le Tireur d’épine ou le Laocoon, découvert à Rome en 1506, deviennent de grands modèles et la nudité le moyen d’exprimer dans la matière toute la gamme des sentiments, entre amour et haine, souffrance et plaisir. La mythologie avec ses dieux et ses héros devient le sujet d’une autre thématique essentielle, celle d’un art profane all’antica. Le passé classique revit non seulement dans ses sujets mais aussi dans la forme sous les ciseaux d’Antonio Minello, Giammaria Mosca – ici présentée La Mort de Cléopâtre, haut-relief de marbre blanc sur fond noir au somptueux cadre de marbre rosé – ou Tullio et Antonio Lombardo ou encore de Jacopo Bonacolsi dont les petits bronzes reproduisaient tellement parfaitement, voire surpassaient, les antiques qu’il fut surnommé «l’Antico». Son élégant Mercure en témoigne.
Toucher l’âme du spectateur
Recherche d’une nouvelle harmonie
Autour des années 1500, les grands exemples de l’art antique sont donc à l’origine de la «manière moderne», définie par Giorgio Vasari comme «l’usage de représenter ce qu’il y a de plus beau, d’assembler les plus belles mains, les plus belles têtes, les plus belles jambes afin d’obtenir la plus belle figure possible et d’en tirer parti pour tous les personnages de la composition». Dominée en peinture par Léonard et Raphaël, c’est avec Michel-Ange et sa recherche d’un idéal de beauté et d’un dépassement de la nature que la sculpture trouve son aboutissement dans le classicisme romain. Le pape Jules II lui confie la conception et la réalisation de son tombeau. Celui-ci, qui prévoyait notamment dans sa forme originelle trois grandes figures, ne sera jamais achevé. Seule la troisième figure, le Moïse, sera utilisé pour le tombeau finalement construit, les deux autres seront alors données à François 1er.
Conçues entre 1513 et 1516, ces deux statues connues comme L’Esclave mourant et L’Esclave rebelle incarnent la lutte de l’âme contre les chaînes du corps. Stylistiquement, le premier, qui allie musculature puissante et abandon, est caractéristique du classicisme antiquisant quand le deuxième à la pose dynamique empreinte de force et de brutalité, annonce la «ligne serpentine» du maniérisme à venir. L’exposition est aussi l’occasion d’admirer le Cupidon redécouvert en 1995 à New-York dans l’immeuble des services culturels de l’ambassade de France sur la Ve avenue. Exécutée pour le banquier Jacopo Galli dans les années 1496-1497, cette sculpture exemplaire de la jeunesse florentine de Michel-Ange avait été perdue. Elle introduit la partie consacrée à Michel-Ange si justement intitulée «Du corps à l’âme. Incarner le sublime».
C’est à Agostino Busti dit Bambaia que revient l’honneur de conclure l’exposition. Ce sculpteur milanais avait retenu la leçon de l’antiquité classique, notamment par le traitement sévère des drapés, et fut chargé lui aussi de concevoir et réaliser un tombeau, celui de Gaston de Foix, général français tué en 1512. En 1521 les français seront chassés de Milan et le tombeau ne sera jamais mis en place. Les éléments sont cependant gardés, comme ces deux figures d’apôtres et celle de la Justice d’un classicisme antiquisant, et ces quatre somptueux pilastres en marbre d’une extrême virtuosité constitués de trophées d’armes en hauts-reliefs dont les nus préfigurent le style maniériste.
Voilà donc une somptueuse exposition aux oeuvres aussi spectaculaires qu’émouvantes. La scénographie, particulièrement soignée notamment en ce qui concerne les éclairages, les panneaux de sections et de sous-sections permettant aux curieux d’assouvir leur soif de connaissance, les cartels d’oeuvres détaillés (on appréciera tout particulièrement la double explication: celle de l’oeuvre en elle-même et celle de la thématique abordée), les tableaux chronologiques et les cartes… viennent largement compenser un parcours à la fois thématique, chronologique et géographique dans lequel on se perd un peu. Qu’importe! Cette exposition si attendue – elle était initialement programmée au printemps 2020 – permet de retrouver des oeuvres majeures et de découvrir d’autres peu connues, et met en valeur une pléiade d’artistes qui tout en s’appuyant sur un langage et des thématiques communs n’en possèdent pas moins chacun leurs spécificités. Des artistes et des oeuvres au service de la beauté, celle de l’âme et celle du corps.
«Le corps et l’Âme. De Donatello à Michel-Ange», jusqu’au 18 janvier 2021. Musée du Louvre, Hall Napoléon, Paris. Le musée du Louvre est actuellement fermé jusqu’au mardi 15 décembre inclus. www.louvre.fr