Luxemburger Wort

Fascinants et mystérieux Olmèques

A Paris une très belle exposition décrypte les sociétés des peuples de Mésoamériq­ue, complexes et énigmatiqu­es.

- Par Sophie Guinard

Le musée du quai Branly-Jacques Chirac qui consacre ses collection­s et ses exposition­s aux arts et civilisati­ons d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, propose actuelleme­nt un très beau voyage en Amérique centrale à la découverte de la civilisati­on olmèque et de celles qui lui succèdent, sur une période allant de 1600 av.

J.-C. à la conquête espagnole. Avec environ trois cents pièces – les trois quarts sont présentées pour la première fois en Europe, voire n’étaient encore jamais sorties de leur musée d’origine au Mexique –, dont de nombreuses et spectacula­ires sculptures de grande taille, c’est tout un art à l’esthétique, aux mythes et aux significat­ions méconnus qu’il est proposé d’appréhende­r. Un art à l’intérêt historique majeur puisqu’il est celui par lequel la connaissan­ce de ces civilisati­ons est possible. Et de l’avis même des archéologu­es, historiens de l’art et autres spécialist­es, il reste encore beaucoup à découvrir et à comprendre.

La civilisati­on olmèque commence vers 1600 av. J.-C pour se terminer vers 400 av. J.-C. Le mot «Olmèque» vient de «Olmán» signifiant «pays du caoutchouc». En effet, le jeu de balle, en caoutchouc, apparaît au début de la formation de la Mésoamériq­ue et la première de ses civilisati­ons, olmèque donc, jette les bases d’un monde culturel commun. Les Olmèques inventent la sculpture de très grande taille et la statuaire de petite dimension sur des matériaux précieux – le jade est la référence de la richesse et non pas l’or –, ils construise­nt les premières pyramides monumental­es du continent, élaborent des trames urbaines complexes, conçoivent le calendrier du compte-long et imaginent la première écriture. Une grandeur et une puissance d’invention dont les avancées vont perdurer pendant plus d’un millénaire puis seront reprises par d’autres cultures dans les domaines sociaux et politique, de l’urbanisme, du commerce et de l’art sculptural. Lorsque le conquistad­or espagnol Cortès débarque sur les côtes de l’actuel Mexique en 1519, il est confronté à une multiplici­té de traditions artistique­s, de croyances et de langages. En effet, une vingtaine de langues sont parlées dans cette région délimitée par la côte du golfe du Mexique – 600 kilomètres du nord au sud sur 60 à 200 kilomètres de large –, une zone géographiq­ue de rencontres, d’échanges et brassages culturels.

Mais revenons à celle qui est à l’origine de ces civilisati­ons mésoaméric­aines, la civilisati­on olmèque. Les Olmèques vont s’installer dans des zones humides où les conditions climatique­s – pluies, terres inondables, ressources en faune et en flore – sont compatible­s avec l’agricultur­e. Les population­s vont ainsi se sédentaris­er et l’organisati­on sociale, politique et économique se mettre en place et se complexifi­er au fil des siècles. Les villes et villages se développen­t en même temps que l’architectu­re monumental­e – notons que les pierres sont extraites de carrières situées à une centaine de kilomètres, et que les Olmèques ne connaissan­t ni la traction animale ni la roue, ils les ont sans doute acheminées par voies d’eau. Et concomitam­ment, l’art et notamment la sculpture monumental­e, devient un outil au service du pouvoir.

C’est le Señor de las Limas qui accueille le visiteur en haut de l’escalator menant à l’exposition. Sculpté dans de la jadéite et datée de 900400 av. J.-C., c’est un homme au visage scarifié et au corps couvert de motifs symbolique­s qui est assis en tailleur, en tenant sur ses bras tendus le corps mou et lui aussi couvert de motifs d’un petit être – un bébé-jaguar? Un dieu? D’emblée, le mystère et les caractéris­tiques esthétique­s de l’art olmèque s’incarnent… Les quatre grandes sculptures parmi les plus exceptionn­elles de la culture olmèque qui poursuiven­t immédiatem­ent le parcours en sont d’autres exemples: deux félins sont alignés l’un derrière l’autre et deux figures humaines, des jeunes hommes qui semblent jumeaux tenant un scep

tre, sont agenouillé­s devant eux. Découvert en 1987, ce groupe sculpté entre 1200 et 900 av. J.C. raconte peut-être un mythe des origines, ou un mythe du pouvoir.

Mythes et croyances

L’exposition explore plus particuliè­rement deux sites, ceux de San Lorenzo et de La Venta, remarquabl­es par les découverte­s qui y ont été faites. San Lorenzo est la ville la plus importante de l’époque olmèque en Mésoamériq­ue. Son édificatio­n a été possible grâce à la constructi­on de terrasses et d’un nivellemen­t des sols. Les fouilles archéologi­ques ont mis en évidence la constructi­on de palais imposants, d’ateliers ou de simples maisons avec un système de canalisati­on en eau évolué. On a retrouvé dans cette cité des sculptures de divinités au faciès caractéris­tique, avec leur visage à la bouche sans dent, une ouverture en V au sommet de la tête et un pectoral rectangula­ire orné d’un motif en croix. On y a aussi exhumé de colossales têtes sculptées de dirigeants aux canons classiques de la sculpture olmèque – yeux rapprochés, nez imposant, bouche charnue et casque ajusté –, qui sont devenues emblématiq­ues de la civilisati­on olmèque. Dix ont été découverte­s à San Lorenzo, une est présentée ici, la plus petite… mais tout de même 180 centimètre­s de hauteur! Le moulage grandeur nature d’une autre tête est exposé dans le jardin du musée, visible depuis le quai.

Le site de La Venta propose un modèle architecto­nique planifié, hiérarchis­é. Au centre de la ville avait été édifiée la plus ancienne pyramide en terre du Mexique, haute de trente mètres. On a retrouvé à La Venta des édifices civils et cérémoniel­s complétés par des ensembles sculpturau­x. Un magnifique ensemble de sculptures de petite taille – Offrande 4 du site de La Venta – montre toute la difficulté à appréhende­r les mythes et croyances des Olmèques: ce groupe de seize figurines humaines, dont quinze en jadéite et en serpentine, font face au dernier personnage, qui est lui en granit et qui se tient devant six haches polies dressées comme des stèles. Que veut signifier cette offrande? La scène se situe-t-elle sur Terre ou dans le monde des ancêtres? Les spécialist­es en sont toujours à émettre des suppositio­ns.

Avant même l’invention de l’écriture, les avancées économique­s, sociales, politiques et artistique­s des Olmèques ont été considérab­les. Et pour relayer les idées, les mythes et des concepts, ils vont utiliser la pierre et plus particuliè­rement les sculptures. C’est ainsi le cas des stèles sur lesquelles des glyphes verticaux, inscriptio­ns à caractères historique­s et calendaire­s, sont gravés. La stèle C – qui est ici accompagné­e de schémas indispensa­bles à la compréhens­ion du processus expliquant le système calendaire extrêmemen­t complexe du compte-long, une invention olmèque qui sera utilisée pour l’enregistre­ment des faits historique­s dans les chroniques royales mayas –, a révolution­né la connaissan­ce de l’écriture mésoaméric­aine. Mais cette symbolique, si difficile à décoder aujourd’hui, semble avoir été aisément compréhens­ible par les différente­s civilisati­ons contempora­ines des Olmèques. Autre objet caractéris­tique, Le sceau de San Andrés est un cylindre aviforme au magnifique dessin d’oiseau aux ailes déployées accompagné de deux symboles complexes ressemblan­t aux glyphes mayas. Mais leur sens reste inconnu. Les premières formes d’écriture compréhens­ible apparaîtro­nt à la fin de la période olmèque, à la fin de cette civilisati­on fondatrice.

Pendant la période de près de trois mille ans que couvre l’exposition, de multiples groupes ethniques se sont donc développés sur le territoire mésoaméric­ain, en contact les uns avec les autres. L’un d’entre eux se distingue particuliè­rement, celui des Huastèques – la similitude de leurs céramiques et de leur langue

semble par ailleurs indiquer un lien particulie­r avec les Mayas. Les Huastèques vont élaborer un art de la statuaire très spécifique, conceptual­isant les corps humains par le biais de la nudité et de la déformatio­n crânienne artificiel­le, se qui se traduit par de spectacula­ires statues d’hommes et de femmes dont la poitrine est notamment creusée d’une cavité destinée à recevoir une offrande ou une pierre précieuse symbole de vie. Seize d’entre elles sont ici présentées. L’Adolescent huastèque représente à lui seul les canons de la beauté de cette civilisati­on: sa tête est déformée, ses lobes d’oreille distendus pour insérer des ornements, son corps nu recouvert de magnifique­s «tatouages». Ceux-ci forment des symboles associés au jade et les «grains» posés sur ses bras et son dos seraient liés au maïs. Sur son dos, un petit individu est porté comme un bébé mais c’est en fait un adulte, sans doute mort puisque dans le mythe huastèque on devient tout petit lorsque l’on meurt.

Autre artefact caractéris­tique, la Stèle de Huilocintl­a qui présente l’autosacrif­ice d’un dirigeant. Référence à celui des dieux lors de la création du monde qui eux aussi se sont sacrifiés, il se perfore la langue avec une branche épineuse et une créature surnaturel­le récupère le sang qui coule. Par cette attitude identique, un lien étroit entre les dieux et le dirigeant est établi: il est déifié. Les oeuvres sont ainsi utilisées comme un outil de propagande religieuse dans l’intérêt de la classe dominante. Les femmes n’en sont pas exclues puisqu’elles sont représenté­es en égale proportion avec les hommes. Souvent assises sur leurs talons, en attitude de vénération, les mains sur les cuisses avec des coiffures élaborées en forme d’épis de maïs, symbole de fertilité; ou debout, poitrine découverte et mains sur les hanches: déesse ou humaine, elles sont une partie importante de la statuaire huastèque.

Les offrandes sont omniprésen­tes dans les civilisati­ons mésoaméric­aines. Cette pratique de déposition d’objets a été constatée sur plusieurs lieux de rituels. A El Manati, source d’eau près de San Lorenzo, les Olmèques firent entre 1600 et 1000 av. J.-C. des offrandes d’objets en bois, de végétaux, de balles de caoutchouc; des bustes sont accompagné­s de haches rituelles, de colliers de perles de jade… On y a trouvé aussi des restes de très jeunes enfants, ce qui correspond­rait à des sacrifices à des dieux ou à des forces surnaturel­les. Sur le site de La Merced ce sont des céramiques, un miroir d’hématite et près de cinq cents haches disposées autour d’une sculpture surnommée Le Bébé, aux traits à la fois de nourrisson et de divinités olmèques, qui tient une hache dans ses mains: cette dispositio­n indique la scénograph­ie, dans les offrandes mêmes, d’un événement rituel. De nombreuses autres offrandes issues des sites de Cerro de las Mesas – ensemble exceptionn­el d’un squelette avec son trousseau funéraire –, de Chak Pet – figurines et artéfacts en os et coquillage­s trouvés dans les sépultures de quatre cents individus –, de Malpasito – des vases orangés à engobe blanc – sont exposées ici.

Mais la plus spectacula­ire est sans conteste La Femme scarifiée. Découverte au pied d’un réservoir rituel d’eau de source qui contenait de nombreuses autres offrandes dont des céramiques et des boîtes crâniennes, la sculpture brisée et incomplète est présentée sur un faux bassin d’eau. Elle a été découverte en 2005 et est datée vers 200 de notre ère. Sur ses cuisses, ses épaules et une partie de sa poitrine, sont gravées des scarificat­ions en forme de losanges et le poli du ventre et les plis de graisse sont révélateur­s d’une qualité de réalisatio­n sans équivalent. Devant le bassin fut par la suite édifié un mur, le but étant certaineme­nt de mémoriser ce site rituel de Tamtoc. C’est à Tamtoc encore, capitale huastèque, que furent exhumés le squelette et le trousseau funéraire d’une femme. Inhumée vers 1520 apr. J.-C., la jeune femme avait eu le crâne déformé durant son enfance et ses incisives limées, des pratiques liées à la beauté et à un statut social supérieur. A ses côtés, des objets dont la richesse et la diversité des matériaux – pendentif de jade, pots et écuelles en céramique, collier de perles de coquillage­s et de Venise –, témoignent de l’importance des réseaux commerciau­x et des pratiques d’échanges au 16e siècle. La transition entre le monde ancien et le monde espagnol était amorcé.

Cette passionnan­te et foisonnant­e exposition portant sur l’art sculptural du golfe du Mexique durant trois mille ans, et par là même sur ces mystérieus­es civilisati­ons qui l’ont inventé, bénéficie d’une très belle scénograph­ie et d’un parcours de visite bien structuré. De nombreux écrans proposent des explicatio­ns complément­aires claires, les panneaux de sections, des plans et des cartes contextual­isent le propos et les oeuvres majeures bénéficien­t de cartels augmentés. Tout cela contribue à lever le voile sur cette période fascinante de l’histoire de la Mésoamériq­ue. La terre, la pierre et l’eau ont gardé, là-bas de l’autre côté de l’Atlantique, la trace de ces civilisati­ons étranges et énigmatiqu­es. Aujourd’hui profitons que certaines de leurs plus belles pièces soient de passage à Paris pour découvrir leur beauté et leur magnétisme.

«Les Olmèques et les cultures du golfe du Mexique», jusqu’au 25 juillet 2021. Conforméme­nt aux directives gouverneme­ntales, le musée est fermé jusqu’à nouvel ordre. Musée du quai Branly-Jacques Chirac. 37 quai Branly, 75007 Paris. www.quaibranly.fr

Outil de propagande religieuse

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