De l’humain à la mémoire
Décès du poète et résistant Émile Hemmen, doyen de la littérature luxembourgeoise, à l’âge de 97 ans
Émile Hemmen, doyen des lettres luxembourgeoises, vient de s’éteindre à l’âge de 97 ans, laissant la scène littéraire du Grandduché orpheline d’un poète aussi discret que profond, d’un homme dont la vie fut irriguée par une soif inextinguible de transmettre à ses semblables une mémoire soucieuse de vérité et animée par une quête multidimensionnelle s’adressant à tout lecteur soucieux d’explorer les profondeurs de l’être.
L’humanisme, l’engagement et le talent d’Émile Hemmen ont plusieurs visages: réfractaire pendant la Deuxième Guerre mondiale (il régalait encore de ses récits, en septembre 2018, une assistance captivée, réunie dans la synagogue de Mondorf-les-Bains) et membre de la «Ligue Patriotique Luxembourgeoise», directeur de l’«Institut médico-professionnel» ainsi que du «Centre de réadaptation professionnelle», ce dernier est d’abord une voix littéraire (essentiellement poétique) qui va cruellement manquer à la République des lettres luxembourgeoises dans laquelle il s’était illustré, en plusieurs langues, depuis sept décennies (son premier opus – «Mei Wé... Gedichtsammlong» – date de 1948).
Émile Hemmen se plaça toujours
«À hauteur d’homme»
Qu’il s’agisse de l’être humain ou du poète, Émile Hemmen se plaça toujours «À hauteur d’homme» (1981), pour reprendre le titre du recueil marquant le début de sa production littéraire essentiellement francophone qui fit de lui un poète plongeant dans les profondeurs de l’être et de la mémoire.
«Pour moi, les fonctions du langage n’ont pas de frontières : écrire c’est explorer la sensibilité personnelle, c’est accoucher de soimême, c’est faire respirer les mots, c’est retrancher, c’est mettre à nu, c’est accepter le rôle de Sisyphe» confiait-il lors d’un entretien réalisé en 2013 à l’occasion de son 90e anniversaire. C’est en ce sens que l’on peut affirmer que la poésie hemmenienne, qui s’inscrit dans une dialectique oscillant entre la hâte d’une quête de deux catégories fondamentales et constitutives de cette poétique(le «simple», fruit d’un effeuillage de l’inessentiel conceptuel et de l’accessoire verbal, et le «sens», qui transparaît à travers la forêt de symboles que constitue ce qu’on pourrait appeler le Grand Réel), est le résultat de cette tension. Cette dernière se situe entre une expression «quintessencée» ayant pour but de faire éclore toutes les dimensions insoupçonnées de l’expérience humaine, et la signification des choses et des êtres que sa perception du monde ainsi que sa transposition poétique donnent en pâture à notre propre expérience poétique faite d’étonnements et de questionnements. Sa poésie se fait ainsi l’écho, et ce dès le début de sa production littéraire d’expression française, de l’interrogation de l’homme face à la fuite du temps, étroitement liée à la mort.
Émile Hemmen est, à sa manière, un poète de l’Être et du Temps, ce qui n’est pas sans évoquer la perspective heideggérienne conçue comme exploration sans précédent de la signification de l’être et comme une analyse du temps en tant qu’horizon de la compréhension de l’être – le Dasein étant déterminé par la connaissance de sa mort prochaine, celle qui nous conduit à l’angoisse face au néant et au vide.
Itinérances mémorielles d’un poète discret et lucide
En 2014, l’auteur français Patrick Modiano a été récompensé par le prix Nobel de littérature «pour son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation». Mutatis mutandis l’on pourrait en dire autant d’Émile Hemmen qui se livre de façon générale à un cheminement quasi immémorial et à une archéologie du rêve poétique auxquels il donne non seulement vie, mais encore une substance, un soubassement humain qui ne laissera personne indifférent dans la mesure où les motifs qu’il aborde sont universels.
Ses deux derniers recueils («Un boire sans soif» et «L’âge de la mémoire») ont des accents de testaments poétiques d’un vieux poète qui, ayant atteint «l’âge de la mémoire» – celui de la distanciation et de la réflexivité spéculaires, livrent aux lecteurs de tous les âges les expériences et les représentations (poétiques) d’une vie irriguée par une soif inextinguible de transmettre une mémoire pluriforme imprégnée d’une gravité presque centenaire, et menacée par les barathres de l’oubli.
Rappelons enfin que la dernière pièce du recueil intitulé «L’âge de la mémoire» (2019) revient sur le mystère du «feu» qui fascine autant qu’il est à même de détruire celui le reçoit. L’auteur explore ainsi une nouvelle voie de réflexion et d’émotion dans laquelle dire devient un acte de transcendance et d’humanité, et ce même si «les choses ont basculé/dans nos fatigues».
Les itinérances mémorielles de ce poète discret et lucide sont éternelles: elles disent l’être et le monde dans un condensé de mots (maux) que chacun s’emploiera à dérouler au fil des pages. Lire et relire les textes est désormais l’éternel hommage que l’on puisse rendre à cette plume dont l’encre vient de sécher à jamais.
Écrire c’est explorer la sensibilité personnelle, c’est accoucher de soimême, c’est faire respirer les mots, c’est accepter le rôle de Sisyphe. Emile Hemmen