«L’Aïeul de Tout le Monde»
... en marge du texte
Une vraie passion a poussé archéologues et ethnologues sur les anciennes pistes caravanières de l’Asie centrale. En page 4 de cette édition, la «Warte» rend hommage à Joseph et Ria Hackin, un couple d’archéologues français d’origine luxembourgeoise, et à leurs recherches en Afghanistan, ceci à l’occasion du triste 80e anniversaire de leur disparition en mer pendant la deuxième guerre mondiale. Si les scientifiques se sont précipités vers Kaboul et Bégram, écrivains, puis journalistes, médecins et humanitaires ont fait de même, les uns pour couvrir les conflits, les autres pour arracher de ses archaïsmes un pays et son peuple. Mon voyage vers ces montagnes en rébellion s’est fait uniquement par la lecture, un chemin certainement moins dangereux.
C’était à la veille des attentats sur les tours jumelles de Manhattan. Le Commandant Massoud venait d’être assassiné et ses amis ont écrit sur la tombe de celui qu’on appelait le «Lion du Panchir» des vers du grand poète persan Hafez. Dans un pays en guerre, le magnifique rideau fait de rêves romantiques d’un Afghanistan libre s’est déchiré, la passion n’y était plus, les résistants afghans sont devenus des brigands et les fiers moudjahiddins des talibans lâches qui ont imposé le chaos et des utopies meurtrières.
Mais c’était justement à cette époque que je me suis fait happer par la couverture d’un livre. Dessus, un Afghan barbu, enturbanné, la peau tannée, le regard perçant. C’était la couverture de l’édition en poche du plus beau roman de Joseph Kessel, «Les cavaliers», une oeuvre épique et époustouflante tant par la complexité des personnages que par l’action elle-même. Cette histoire nourrie et animée par le souffle de la fable et du mythe raconte les secrets du bouzkachi, ce sport de l’Asie centrale qui fait vibrer une pléiade de peuples qu’on découvre au fil des pages, des pachtouns, des hazâras, des ouzbeks...
Kessel, à la fois aventurier, reporter, aviateur et résistant, bref un héros de roman à lui tout seul, a créé avec ce livre une oeuvre magnifique, violente et dure, dont le cadre est splendide et chargé de mystères et d’inconnu, tandis que le héros, Ouroz, est cruel, détestable, haïssable mais également fascinant. Aujourd’hui je redécouvre cette épopée qui commence par cette première phrase : «Les camions n’avançaient guère plus vite que les chameaux des caravanes et l’homme à cheval que le piéton.» Kessel metil en doute le progrès? D’emblée il décrit la montée difficile des camions, caravaniers, muletiers et bergers vers un col, «les côtes, les lacets, les tournants devenaient toujours plus raides, plus difficiles et dangereux à négocier». Mais par-dessus les marchandises que transportaient ces camions, s’empilaient des voyageurs, et parmi eux un que Kessel surnomme «l’Aïeul de Tout le Monde», un vieillard, Guardi Guedj, un conteur. Juché au-dessus des autres, il «n’éprouvait ni anxiété, ni tristesse. Au-delà du paysage d’astre mort, son regard intérieur découvrait des vallées enchantées, des villes tumultueuses, de brûlants déserts, des steppes immenses. Et c’était l’Afghanistan.»
Kessel nous dit que «l’Aïeul de Tout le Monde» ne savait pas lire mais parlait de Zarathoustra comme s’il avait été son disciple, d’Iskander, donc d’Alexandre le Grand, comme s’il l’avait suivi de conquête en conquête et puis aussi des carnages de Gengis Khan. Oui, j’aurais bien aimé rencontrer pour de vrai, «en marge du texte», ce vieux qui «faisait tourner ses souvenirs selon la rose des vents.» mt