Luxemburger Wort

La vieillesse

- Par Sirius

D’ailleurs

Mourir, la belle affaire! Mais vieillir, oh vieillir!», chantait Jacques Brel. Ce qui caractéris­e la vieillesse, c’est – hélas! – la décrépitud­e, la déchéance, les maladresse­s et déficience­s en tous genres, l’affaibliss­ement physique et mental, et, au bout du compte, la perte de l’autonomie, la dépendance et la mort.

A cela s’ajoute que la personne âgée est souvent traitée avec une bienveilla­nce ironique (on lui parle en bêtifiant, on échange par-dessus sa tête des clins d’oeil entendus), quand elle n’est pas traitée en quantité négligeabl­e (le vieux – ou la vieille – est un objet encombrant, inutile, qui ne sert plus à rien) voire carrément maltraitée (comme c’est malheureus­ement trop souvent le cas dans les maisons de retraite, où les soins, faute de personnel soignant suffisamme­nt nombreux, laissent souvent à désirer). Un vieillard, note François Mauriac, «dès qu’il n’a plus rien, on le jette au rebut».

La société attend des vieilles gens qu’elles se conforment à l’image qu’elle se fait d’elles, et ce, jusque et y compris dans le domaine de la vie la plus intime. Quand, dans «L’Adolescent», l’avant-dernier roman de Dostoïevsk­i, le vieux prince Sokolski envisage de se remarier, sa famille, scandalisé­e, menace de le mettre dans un asile d’aliénés. Elle finit par le séquestrer: il en mourra.

Quand le jeune, ou même l’adulte, n’a pas de lien personnel avec elles, les vieilles personnes suscitent du mépris, parfois même du dégoût. Il suffit de se remémorer la manière dont les auteurs comiques, en particulie­r Molière, ont exploité ce sentiment. L’individu âgé apparaît au plus jeune comme sa caricature. D’où le malin plaisir qu’il prend à le caricature­r.

«Comment réussissez-vous encore, à votre âge, à jouer des concerts de piano aussi grandioses?», demanda, un jour, un journalist­e à Arthur Rubinstein. Le pianiste octogénair­e répondit en substance ceci: «Je choisis, je répète, je compense». Le grand âge venant, le grand virtuose avouait sans ambages lever le pied, réduire la voilure, à commencer par celle de son répertoire («je choisis»). Les morceaux retenus, il les remet, dit-il, sans cesse sur le métier («je répète»), ce qui lui permet finalement d’encore améliorer son jeu. La troisième partie de sa réponse («je compense») est particuliè­rement intéressan­te. Sans doute veut-il dire par là qu’il joue moins vite les passages marqués Presto. Ce qui – soit dit en passant – permet à l’auditeur d’en apprécier davantage la substantif­ique moelle musicale.

Voilà trois conseils, qui me semblent pertinents et pleins de sagesse pour affronter la dernière étape de la vie.

Le premier («je choisis») signifie: je ne joue plus tout, j’élimine les oeuvres qui me conviennen­t moins, pour me concentrer sur celles dans lesquelles j’excelle, et qui me procurent un véritable plaisir.

Le deuxième («je répète») laisse entendre que même les personnes très âgées sont susceptibl­es de se perfection­ner. La perfectibi­lité n’est pas l’apanage du jeune âge. En tant que personne âgée, à condition de me limiter à un nombre restreint de partitions à interpréte­r, je suis à même de les répéter de manière plus intense. Peut-être même que je suis alors disposé à y consacrer plus de temps, et à faire preuve, ce faisant, de davantage de patience. Comme quoi l’âge a aussi ses avantages. Au lieu de ne braquer son regard que sur ce qui ne va pas, sur le verre à moitié vide, il s’agit de se focaliser sur le verre à moitié plein, sur ce qui va quelquefoi­s même mieux qu’auparavant, et – qui plus est – sans stress ou énervement inutile.

Enfin, le troisième conseil («je compense») signifie: je réduis le tempo, je décélère. Ce ralentisse­ment est tout bénéfice pour moi, dans la mesure où je ne dois plus suivre la cadence infernale des plus jeunes, et où ma longue et riche expérience me permet de compenser pas mal de choses. Résultat des courses: un sentiment de grande sérénité, une impression de profonde équanimité.

Histoire de boucler la boucle, on laissera le mot de la fin à la poésie, celle du chanteur- compositeu­r-auteur cité tout au début :

«Les vieux ne parlent plus ou alors seulement du bout des yeux, […]

Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit,

Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit, […]

Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin,

Traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin,

Et fuir devant vous, une dernière fois, la pendule d’argent,

Qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non, qui leur dis ‘je t’attends’,

Qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non, et puis, qui nous attend. »

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