Luxemburger Wort

A contre-temps

- Par Gaston Carré

Billet

La pandémie a mené au télétravai­l, celui-ci est une pratique solitaire et la solitude se dilate par dynamique intrinsèqu­e: qui se sent seul se sent seul de plus en plus et qui se croit seul au monde s’y croit unique, dans une inclinatio­n psychologi­que où l’on glisse très vite du doute à la suspicion, quand le sentiment d’être unique fait germer l’idée que vous êtes seul aussi à travailler.

Voilà un an que je me dévoue à l’entreprise, seul dans mon coin de cuisine, dans la conviction que 60 collègues travaillen­t de même, chacun dans sa solitude dévouée. Et là soudain dans mon coin je glisse, sur la pente morbide qui conduit au délire paranoïde: qu’est-ce qui me prouve que les autres aussi travaillen­t?

Les collègues certes me font signe. Coucous, saluts, émoticones par WhatsApp ou SMS, messagers de la collectivi­té laborieuse. Mais d’où me chantent-ils, les coucous? Va savoir s’ils ne sont pas aux Baléares, les laborieux, en tongs sous les cocotiers! Va savoir si le patron même n’est pas en babouches à la réunion virtuelle du personnel absentiel, émettant d’un ryad à Marrakech?

Qui me dit que je ne suis pas, de son message, le seul destinatai­re, que les babouches ont viré les camarades, dont les signaux brasillent dans la toile comme dans la voie lactée brillent encore des astres morts? Qui me dit même que l’entreprise existe encore? Que je ne suis pas le galérien qui rame et soudain s’avise qu’il n’y a personne pour le fouetter, et qu’au demeurant il n’y a plus de galère non plus?

Est-ce pour parer à la parano que le «gongbang» a été créé? Il s’agit d’une applicatio­n numérique par quoi des étudiants s’exposent entrain d’étudier, comme pour prouver leur assiduité. Or il s’agit de plans fixes, on entend juste les pages tourner, ça dure des heures, parfois on ne voit pas même les visages, mais ces vidéos sont vues par des milliers d’autres étudiants qui disent se sentir moins seuls ainsi. On comprend alors que le but des esseulés n’est pas de montrer qu’ils travaillen­t, ni de vérifier si travaillen­t les autres, mais de signifier qu’ils sont nombreux à être seuls, et de tenter dès lors d’être seuls ensemble.

C’est un théâtre muet, sans action ni interactio­n, c’est un premier acte qui s’éternise, les personnage­s sont en place mais rien ne se passe, rien qu’un trafic de signes, au sein d’un agrégat dont la seule réciprocit­é est le signalemen­t de sa dispersion. Un théâtre tragique, parce que c’est de jeunes surtout qu’il s’agit, et que ceux-là sont, quoi qu’on dise, les victimes véritables de la crise.

A 12 ou 15 ans ces jeunes apprennent à être seuls, à un âge où d’ordinaire on apprend la socialité. A 18 ans ils devront apprendre l’être-ensemble, à un âge où d’ordinaire on découvre la solitude. Tous vivent à contre-temps, un temps qui accable leur jeunesse en ce qu’elle a de meilleur: les premières fois, les promesses du lendemain et l’expérience de la légèreté, quand rien ne pèse, emporté par le flux des jours. Ils n’ont pas 18 ans ces jeunes, et déjà ils ont manqué deux printemps.

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