Luxemburger Wort

Démesure et demi-vie

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...en marge du texte

Une lettre sensible, pleine d’émotion, et un petit livre aux mots durs: «Chère Kayoko, Je voudrais avoir de vos nouvelles. Voilà que le temps change chez vous, Tokyo risque d’être sous le vent de la centrale de Fukushima pour le week-end. Que vont faire les trente-cinq millions d’habitants de la ville? Qu’allezvous faire? Vous calfeutrer, sortir en combinaiso­n étanche? Est-ce que vous avez été avertie à temps? J’ai essayé déjà vos deux adresses de courriel, n’ose pas utiliser votre portable pour me rassurer, moi qui suis bien à l’abri dans ma campagne française.»

C’est par ces mots que Daniel de Roulet s’adresse à une amie japonaise qui vit à Tokyo. Sa lettre est parue sous forme d’un petit livre qui porte le titre «Tu n’as rien vu à Fukushima» et qui fait bien sûr écho à «Hiroshima, mon amour», film qu’Alain Resnais a réalisé à partir du scénario de Marguerite Duras. L’héroïne s’interroge sur l’événement qui a bouleversé le monde en août 1945 et se fait reprocher: «Tu n’as rien vu à Hiroshima».

Dans sa lettre à Kayoko, l’écrivain parle du Japon, de sa culture et de ce qui nous échappe à nous, occidentau­x, mais aussi du nucléaire et de la responsabi­lité des gouverneme­nts. Daniel de Roulet, auteur de plusieurs romans retraçant l’épopée atomique, a lui-même travaillé comme ingénieur dans une centrale nucléaire et se dit fasciné «par ces réacteurs hors d’échelle, par ces tours de refroidiss­ement qui percent les nuages, par ces enceintes de confinemen­t, par ces parois d’acier derrière lesquelles les atomes se fissurent». Mais devant ces machines trop parfaites, il éprouve également un sentiment de démesure, et de folie humaine, le même qu’il a éprouvé à Sachsenhau­sen, à Dachau et à Auschwitz. «Je sais ce qu’il y a d’indécent à dire que les camps de concentrat­ion sont les monuments de la folie de la première moitié du XXe siècle et les centrales ceux de la démesure de sa seconde, mais c’est exactement ce que je ressens malgré – ou à cause de – l’ordre et la rationalit­é qui président à leur architectu­re.» C’est dans ces mots-là que ce texte, cette lettre à une amie, prend toute sa force. «Nous sommes pris à notre piège, nous avons collaboré à un système que nous savions porteur d’une mort atroce et nous n’avons eu qu’un courage intermitte­nt pour nos propres idéaux», conclut l’auteur.

L’écrivain et essayiste Michaël Ferrier vit et travaille à Tokyo. Dans «Fukushima, récit du désastre», il parle d’un nucléaire qui a l’habitude de jouer toujours sur l’image d’une industrie de pointe: «C’est le fleuron du progrès scientifiq­ue, la fine fleur de la virtuosité technique. Dans la réalité, tout le contraire: infrastruc­tures vieillissa­ntes, mentalité moyenâgeus­es. La centrale s’effiloche: le prétendu sommet de la technologi­e humaine se révèle une vulgaire affaire de plomberie.» En effet, la grande vague – non pas celle de Kanagawa, l’oeuvre du peintre Hokusai, mais celle du tsunami – a immergé cette technologi­e de pointe et nous a laissé comme cadeau une quantité incommensu­rable d’une eau irradiée pour des milliers d’années à venir.

Après Fukushima, la vie pour beaucoup n’est qu’une demi-vie. Michaël Ferrier fait allusion à un ascenseur décrit par l’écrivain japonais Haruki Murakami dans son roman «La fin des temps». On ne sait pas s’il est en train de monter ou de descendre ou peut-être même s’il est à l’arrêt. Oui, nous vivons dans une telle boîte d’acier sans bouton et sans repère. mt

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