Génération perdue?
D’ailleurs
Sans doute les historiens de l’an 2100 trouveront-ils une formule frappante pour qualifier les jeunes de 2021, dont les grands-parents réclamaient, en mai 1968, le «droit à la paresse», et qui se retrouvent aujourd’hui à faire la file pour l’allocation de chômage. Mieux que leurs prédécesseurs, ils savent ce qu’il en coûte de ne même pas avoir le «droit au travail».
Le fléau du chômage frappe surtout nos voisins, les plus durement touchés étant nos amis français, chez lesquels il constitue, depuis des décennies, un phénomène massif et endémique. Mais, si, depuis quelques années, notre pays enregistrait une baisse constante du chômage, la Covid-19 a brutalement changé la donne. Entre janvier 2020 et janvier 2021, le nombre de demandeurs d’emploi a en effet grimpé de plus de 3.000 personnes, ce qui représente une hausse de plus de 20% en un an, et ce, malgré les aides de l’État luxembourgeois et l’instauration du travail partiel, là où c’est possible.
C’est qu’il existe, indépendamment de la pandémie, un chômage «technologique», produit par le progrès technique. Déjà au XIXe siècle, les ouvriers soyeux de Lyon jetaient dans le Rhône le métier à tisser inventé par Jacquard, craignant que cette innovation leur supprimât le travail. Or, contrairement à ce que pensait l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, à qui l’on doit l’expression de «destruction créatrice», toutes les innovations technologiques ne remplacent pas intégralement et de manière systématique les activités dans lesquelles elles se produisent, du moins à court terme. Ainsi, pour citer un exemple emprunté à l’univers des instruments de musique, l’invention du piano numérique par Yamaha a fortement affecté les acteurs historiques tels que Bösendorfer, Érard ou Steinway.
Le chômage est un drame. Il en coûte financièrement, bien sûr. Mais il en coûte surtout au point de vue moral, en termes d’augmentation exponentielle de l’anxiété, des dépressions et des suicides chez les inactifs. Sans parler des symptômes physiologiques divers tels que les ulcères ou certaines pathologies fonctionnelles, trouvant leur source dans un psychisme déséquilibré, susceptible de pousser l’individu à une certaine amertume à l’égard d’une société qu’il juge cruelle, et dont il lui sera dès lors plus facile d’enfreindre les règles en sombrant dans la délinquance, la violence ou la drogue. On ne dira jamais assez à quel point il est traumatisant d’être chômeur à 20 ans, dans une société où toute l’éducation concourt à former des individualités définies par leur seule capacité de travailler, cette idéologie productiviste de notre système se traduisant, de surcroît, par une éthique de l’effort et de la réussite, avec, au bout du combat, la promesse d’une désaliénation économique.
Les conséquences de cette situation ne sont pas difficiles à deviner: sentiments de culpabilité, d’échec et d’abandon; marginalisation sociale; disqualification professionnelle; ratage de l’entrée dans la vie active. Cela d’autant plus que l’on assiste à une valorisation sans précédent de la jeunesse en tant que telle, au point que les sociologues, pour caractériser notre société, n’hésitent pas à parler de «jeunisme». Le patriarcat de naguère consacrait la soumission inconditionnelle de la femme à l’homme, et du fils au père. Un modèle qui – Dieu merci! – a volé en éclats sous les coups de boutoir du mouvement d’émancipation des femmes et des jeunes.
Comme la nuée porte l’orage, le chômage des jeunes pourrait bien annoncer des lendemains explosifs. Certes, avec les aides qu’ils reçoivent, il existe chez certains jeunes chômeurs le risque de développer une mentalité d’assistés, qui attendent tout de la collectivité sans rien lui apporter en échange. Cela dit, le chômage a surtout pour effet de créer un désarroi psychologique profond, cause de suicides, d’aigreurs et de dépressions, comme nous l’avons déjà dit et qu’il est bon de répéter. Essuyer partout des rebuffades conduit inéluctablement à un sentiment de rejet: «Si on ne veut pas de moi, c’est que je ne vaux rien». Aussi, en dépit de thèmes à la mode, le travail demeure l’un des éléments clés qui donnent à l’homme le sentiment de sa dignité: il sert à quelque chose et participe ainsi à l’ensemble de l’effort humain.
Enfin, que le chômage ne date pas d’hier, c’est ce que montre la brève mise en perspective historique que nous proposons en guise de conclusion à notre propos. Dérivant, étymologiquement parlant, du grec ancien kauma («chaleur»), «chômage» signifie littéralement le fait de «se reposer pendant la chaleur». Le terme est donc initialement lié à une période d’entrave au bon fonctionnement de l’activité laborieuse. Dans la Rome antique, l’otium (oisiveté, loisir) s’oppose à negotium (négoce, commerce, exercice d’un métier). L’afflux massif d’esclaves lié aux conquêtes provoque, dans l’empire romain en général, mais tout particulièrement dans la capitale, une importante surpopulation, qui pousse les responsables romains, ne fût-ce que pour garantir la paix sociale, à la fameuse politique du panem et circenses («du pain et des jeux»). Au Moyen Âge, un précepte catholique affirme que c’est par le travail que se fera le salut, les laissés pour compte étant pris en charge par les moines des hospices qui remplissent à leur endroit leur devoir de charité. Sous l’Ancien Régime, face à l’expansion de la pauvreté et de la mendicité, d’aucuns attirent l’attention sur le fait que la charité encourage les pauvres à ne pas chercher de travail. Il faudra attendre la première révolution industrielle, au début du XIXe siècle, pour assister à la reconnaissance officielle du chômage, et la fin de ce même siècle, pour voir se développer le système d’assurance – ou allocations de – chômage.