Armure et fêlures
«Permafrost», un remarquable premier roman de la poétesse Eva Baltasar
Le livre s’ouvre sur la confidence d’un mal-être oppressant, un incipit introspectif qui résonne comme un avertissement. En effet, la narratrice va exposer sous la forme d’un monologue méditatif sa vie «sauvage», dotée d'une saisissante acuité des sens, elle va se livrer sans filtre ni pudeur, se mettre à nu avant de choir sans crier gare.
Entourée de femmes dominantes, hypocrites et toxiques – mère, soeur, tante -, la protagoniste fuit à l’âge adulte son cercle familial, «cet admirable dissolvant», pour explorer son moi le plus radical sans adjuvants ni expédients. En multipliant ses expériences sexuelles, elle lutte contre sa pente suicidaire en s’ancrant dans l’instant présent le plus brûlant: «Si c’est de survivre qu’il s’agit, la résistance est peut-être la seule manière de vivre intensément.» Le bonheur à plein pot, elle s’en méfie comme des «hommes avec une voix de chat». Même quand sa soeur Cristina l’appelle en pleine nuit pour lui annoncer qu’elle va être «pour la deuxième fois tata», elle, lesbienne assumée, pondère la nouvelle, hébétée par ce schéma de vie reproductif et normé.
Le dégel des sentiments
Face à une mère conformiste, qui ignore tout de son orientation sexuelle, la narratrice affiche une carapace plus friable. Quand elle lui annonce vouloir entamer des études d’histoire de l’art après un premier diplôme, la mère la dénigre comme elle l’a fait depuis toujours. Alors, le doute s’installe, provoquant une fêlure dans son propre «permafrost». Cette métaphore géologique revient à plusieurs reprises dans le roman pour dire l'état d’imperméabilité derrière lequel elle se retranche. Le dégel advient juste au contact des amantes, des livres, des arts ou encore d'une petite nièce («la seule personne au monde avec laquelle je peux être sincère»). Il s’impose encore de manière plus violente et parfaitement imprévisible à la fin du livre suite à un événement tragique dont l’issue permet également
«Permafrost»:
Eva Baltasar, traduit du catalan par Annie Bats, Éditions Verdier, 15,50 euros. de briser la glace. L’écriture foncièrement naturaliste adopte une tonalité à la fois mordante et enlevée. Le lecteur, tenu en haleine par cette narration pleine de vitalité et de cynisme aigredoux, suit les moindres sursauts de conscience de la narratrice, dominée par ses influx nerveux et sanguins, son désir charnel pour ses semblables et l’appétit vorace pour le Beau. Eva Baltasar, jeune écrivain catalane (*1978) de Barcelone, est l’auteur d’une dizaine de recueils poétiques. Elle dédie d’ailleurs ce premier roman – et premier tome d’une trilogie en cours – «à la poésie, qui a permis cela», et le clôt par une citation magnifique du poète majorcain Blai Bonet: «Moi, le silence me fait mal à la bouche, c‘est comme si je mangeais du pain dur.» On attend la suite avec impatience.