Luxemburger Wort

«Ah, c’est ça la mort?»

Après une année d’absence forcée Denis Podalydès a retrouvé la scène et un public au Théâtre National du Luxembourg

- Interview: Marc Thill

Un homme se souvient d’une déflagrati­on, puis tout s’est volatilisé, dispersé, et le voilà devant une fenêtre condamné à ses pensées, ses souvenirs. Le Théâtre National du Luxembourg a eu l’opportunit­é de proposer à son public la première mondiale de sa coproducti­on internatio­nale «La disparitio­n du paysage», un long monologue, une expérience fascinante et bouleversa­nte. C’est l’acteur Denis Podalydès qui a joué le dernier instant d’un homme devant la mort.

Denis Podalydès, à cause de la pandémie vous n’étiez plus sur scène et devant un public depuis une année. Qu’est-ce que vous avez ressenti ici au Luxembourg?

Je me suis rendu compte à quel point tout cela m’a manqué et à quel point c’est ma vie de jouer sur scène et devant un public présent. Ici j’ai senti l’écoute du public, le silence, l’attention, oui, la délicatess­e de l’écoute. Tout cela a fait que j’étais très porté et touché et que cette représenta­tion a pris une significat­ion particuliè­re pour moi. C’était la vraie première de cette pièce. Je revenais d’un tournage, j’étais un peu fatigué, déboussolé. Mais au cours de ces représenta­tions, des émotions sont nées

Ce texte raconte l’impensable de la toute dernière seconde d’une vie humaine.

les unes après les autres jusqu’à des applaudiss­ements que je n’imaginais pas si fournis. C’était un moment très intense, très vivant, très beau. Je suis heureux d’avoir vécu cela.

Le monologue écrit par Jean-Philippe Toussaint fait référence a des événements graves, un attentat terroriste en Belgique. Mais on peut y voir une allusion à aujourd’hui...

On a répété cet hiver cette pièce, sachant qu’on allait pas la jouer. Ce texte écrit il y a quatre ans, donc peu de temps après l’attentat de Bruxelles, comporte une sorte d’enfermemen­t, un confinemen­t dans le mort. Nous vivons aujourd’hui des temps mortifères, et cette pièce qui parle de la violence des attentats répond finalement aussi à une autre forme de violence, qui est interne, qui passe d’un corps à un autre, qui est plus insidieuse. Je trouve que cette inquiétude ressort bien de ce texte. Jean-Philippe Toussaint est un écrivain qui a un grand sens de la légèreté. Il écrit des oeuvres très fines, très drôles même, mais dans ce texte, il a cerné une forme d’angoisse sourde qui venait des attentats, mais qui curieuseme­nt parvient aussi de capter quelque chose de notre présent.

Comment un acteur doit il aborder le sujet de la mort, surtout cette mort injuste que les attentats ont infligée à de nombreux personnes?

C’est un sujet grave écrit par une plume très, très fine, mais avec un certain sens de la pesanteur. Jean-Philippe Toussaint arrive à raconter l’impensable de la toute dernière seconde d’une vie humaine alors que la victime de cet attentat ne s’attendait évidemment pas à cette mort. C’est cela qui est très beau. Ce qui domine, c’est cette stupeur, l’étonnement. Le mot étonnement vient d’ailleurs dès la première page du texte, «un étonnement inébranlab­le». Jean-Philippe Toussaint décrit donc cet instant où la vie nous quitte, mais où il n’y a pas encore la vraie mort. Moi, je m’imagine la mort comme ça, cet étonnement «ah, c’est ça la mort?» – avec un point d’interrogat­ion. Il y a donc plus de stupeur que de tristesse. Ce qui est important dans ce texte, c’est qu’il contient en luimême une énergie, une vitalité qui fait qu’on essaye de penser ce dernier instant. Toute cette vision à travers cette fenêtre d’un appartemen­t d’Ostende est une sorte de combat, de lutte pour perpétuer, pour ne pas se rendre. Je pense que cela procure à l’écrivain, mais aussi à l’acteur que je suis, une certaine joie. Il y a même une forme de joie à dire ce texte. Et pour revenir à votre question: Je suis beaucoup moins attentif à la noirceur, à la violence, à l’idée funèbre de ce texte qu’à cet étonnement.

Est-il éprouvant de se mettre dans la peau d’une personne qui meurt – même si cela vous donne de la joie de jouer cette pièce?

Ce qui n’est pas facile dans ce texte c’est d’être toujours dans l’extrême précision de la sensation. On a beaucoup travaillé pour que je puisse dominer ce texte et que la rhétorique ne m’emmène pas vers une simple virtuosité ou vers quelque chose de formel, mais que je puisse vraiment creuser cette sensation du dernier instant d’une vie. Il y a une très grande richesse dans ce texte et je dois rentrer dans un état de grand calme et garder à la fois un coeur ardent. Cela crée une concentrat­ion très fatiguante. Après chaque représenta­tion, je suis un peu vidé.

Pour votre retour devant le public, vous auriez peut-être préféré jouer une pièce plus joyeuse, une comédie, un Molière?

C’est le hasard que c’est cette pièce, mais je ne suis pas mécontent. Cela me plaît bien. C’est tout frais, tout nouveau, j’ai envie de l’essayer, de savoir ce que les gens pensent. Et puis, je n’aime pas ce raisonneme­nt «les temps sont durs, il faut se distraire». J’aime voir la réalité telle qu’elle est, mais avec le filtre de l’art.

Vous êtes un lecteur régulier des oeuvres de Jean-Philippe Toussaint. Est-il vrai que c’est lui qui vous a apporté son manuscrit avant de le passer chez son éditeur?

Oui, en effet, et j’ai pris ça vraiment pour une mission. Je suis un acteur au service des auteurs. J’ai besoin des mots des autres et notamment de certains écrivains qui me sont très chers.

Si je peux être leur véhicule et leurs servir d’une manière ou d’une autre, je le fais par des enregistre­ments, des lectures publiques, des spectacles. J’ai mis le texte d’abord dans un coin, pour savoir s’il me plaisait vraiment. Lorsqu’on s’engage dans un monologue, c’est tellement de travail, c’est tellement d’investisse­ment, qu’il faut être sûr que cela vous plaise. C’est pas comme certains rôles au cinéma. On n’y passe pas une vie dedans. Ici oui. Après il me fallait un metteur en scène pour donner un espace au texte, et j’ai pensé à Aurélien Bory. A partir de là on a travaillé main dans la main.

Il faut que je puisse vraiment creuser cette sensation du dernier instant d’une vie.

Il est important que le spectateur fasse une expérience physique et non seulement intellectu­elle.

Un dernier mot sur la mise en scène. Comment vous est venue l’idée de cet espace qui se modifie en permanence?

Au départ j’avais pensé qu’un texte comme celui là pourrait être simplement lu. Peut-être que ça marcherait très bien aussi. Mais j’ai révé d’autre chose. C’est quand même l’instant de mourir! Il y a un rève là dedans. Il fallait que les gens qui entendent ce texte, le vivent à travers un rêve qui est la métaphore de cette dernière seconde avant de mourir. Il y a une forme d’enivrement dans l’écriture de ce texte, et il était important que le spectateur fasse une expérience physique et non seulement une pure expérience intellectu­elle. Il fallait donc que l’oeil soit perturbé, troublé, ravi, interrogé. Nous avions besoin d’un espace qui se modifie, puis de la magie, une intériorit­é, une abstractio­n. C’est ce qu’Aurélien Bory a conçu, alors que moi je me nourrit des sensations qui me donne cet espace. Au début je regarde ces nuages se faire et se défaire et ça m’accompagne complèteme­nt. Je communique avec le spectateur dans cela. Je me dis, si moi je me concentre sur ce que je vois, peut-être que le spectateur entendant et moi parlant, nous faisons la même expérience.

 ?? Photo: Aglaé Bory ?? «J’aime voir la réalité telle qu’elle est mais avec le filtre de l’art», dit Denis Podalydès qui sur la scène du Théâtre National du Luxembourg a présenté un monologue d’après un texte de JeanPhilip­pe Toussaint et dans une mise en scène d’Aurélien Bory.
Photo: Aglaé Bory «J’aime voir la réalité telle qu’elle est mais avec le filtre de l’art», dit Denis Podalydès qui sur la scène du Théâtre National du Luxembourg a présenté un monologue d’après un texte de JeanPhilip­pe Toussaint et dans une mise en scène d’Aurélien Bory.

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