Luxemburger Wort

«Goodbye Kabul»: une débâcle américaine

Après 20 ans de guerre en Afghanista­n les Etats-Unis se retirent sans gloire – une analyse

- Par Gaston Carré

En Afghanista­n ces jours-ci s’écrit une page d’Histoire, qui nous enseigne à la fois les particular­ités de ce pays à nul autre pareil, les ressorts profonds de l’Amérique sur ses champs de bataille et pourquoi les Etats-Unis ont perdu une guerre contre des combattant­s d’un autre âge. Washington vient de faire retirer ses troupes de la base de Kandahar, son pharaoniqu­e camp-forteresse dans le sud de l’Afghanista­n, et s’emploie à parachever son retrait d’ici le 11 septembre, date du 20e anniversai­re des attentats de 2001. Ce sera la fin alors de 20 ans d’une guerre absurde, impossible, au nom d’un messianism­e géopolitiq­ue qui aura coûté la vie de plus de 2.000 Américains.

Le soldat américain en Afghanista­n, tel qu’il est codifié par les nombreux films nés de l’interventi­on dans l'Hindou Kouch: Une créature entre Mad Max, Terminator et Robocop, un humanoïde bardé des plus puissantes ressources de la technologi­e militaire, qui sans cesser de mâcher son chewing-gum défonce la porte d’une maison de torchis dont les habitants sont suspectés d’apporter leur aide à des combattant­s talibans, Robocop n’hésitant pas à bousculer des femmes et des vieillards sous le regard affolé des enfants présents. La réalité est moins simple. Car l’armée américaine est l’une des plus «policées» du monde: Les instructio­ns qui lui sont prodiguées avant une opération à l’étranger exigent une attention quasi maniaque aux particular­ités «culturelle­s» des régions investies, un extrême souci de la forme, du respect des usages locaux, parce qu’il faut s’assurer la coopératio­n des autochtone­s bien sûr, mais aussi et surtout parce que l’Amérique dans sa mission civilisatr­ice tient à ne pas laisser l’image de cowboys décérébrés à laquelle l’Europe voudrait tant la réduire. Un soldat américain, en campagne afghane, peut se montrer très nerveux lors d’une opération de fouille, mais celle-ci achevée il va quitter les lieux en remerciant l’habitant d’avoir accepté de lui ouvrir la porte de sa maison. Et pour confirmer qu’il est un homme, Robocop donne une poignée de bonbons aux enfants terrifiés.

Messianism­e

Ce détail peut sembler trivial, mais il est significat­if: L’Amérique intervient pour bonifier le monde, en le purgeant de ses éléments malfaisant­s. Elle y traque ses ennemis bien sûr, mais elle agit pour un monde à son image: vaillant, pieux et vertueux, avec une préférence marquée pour le libre échange économique. Et quand une nation poursuit une si haute visée, endossant une mission quasi messianiqu­e, cette nation ne peut que réussir, récolter la gratitude des peuples libérés et la reconnaiss­ance de la communauté internatio­nale. L’Amérique est prête à de lourds sacrifices à cette fin: Après 20 ans de présence en Afghanista­n, ses pertes militaires s’élèvent, à la date du 13 avril 2021, à 2.349 tués dont 1.845 tués en opérations de combat.

Certes, elle n’ignorait pas l’interventi­on des Russes, qui s’y sont cassé les dents (en 1979 l'Armée rouge s’attaque aux moudjahidi­nes afghans, qui veulent s’émanciper de la tutelle de Moscou. Dix ans plus tard elle se retire «de guerre lasse», ayant constaté son incapacité à écraser ces montagnard­s armés d’antiques pétoires). Mais les Russes étaient communiste­s, tandis que les Etats-Unis agissent au nom du Bien. Et c’est là que commencent les problèmes.

Car qui combat pour le Bien doit lutter contre le Mal. Et le Mal, en Afghanista­n, c’est les talibans, que les Etats-Unis ont perçu selon des clés de lecture d’un consternan­t manichéism­e, qui excluait toute tentative de compréhens­ion de ce pays qui ne leur ressemble pas, où la notion d’ennemi n’a pas le sens univoque qu’il a pour un Américain, où les luttes de pouvoir relèvent de mobiles aussi singuliers que fluctuants.

Rappelons qu’aux yeux de la plupart des Américains, c’est bien le diable qui le 11 septembre 2001 avait lancé des avions contre les tours du World Trade Center. Or le diable porte un nom: Oussama ben Laden, et l’administra­tion Bush fait savoir qu’elle ne fera pas de différence entre les commandita­ires des attentats et les groupement­s qui ont entraîné leurs hommes, AlQaida en l’occurrence. Les bombardier­s US prennent leur envol, et c’est un déluge d’acier qui s’abat sur les camps des terroriste­s islamistes, et les grottes où ceux-ci sont supposés se cacher. Le feu américain est tel que le président Bush croit en finir rapidement. Mais la guerre va s’enliser, parce que l’offensive contre Al-Qaida est devenue une offensive contre les talibans, et le président ignore ce qu’est un taliban.

Archaïsme

Résumons ici ce que prônent les «étudiants en théologie» en Afghanista­n. Ils prônent la «charia», la loi coranique, comme seul référent pour la justice et l’ensemble des pratiques socio-culturelle­s. Le coran en sa formulatio­n première, à la lettre. C’est dire qu’ils prônent la régression à une sorte d’âge de pierre, où les filles n’ont pas leur place à l’école, où le taux d’analphabét­isme est de l’ordre de 80 % chez les femmes, où le bourreau peu frapper pour une vétille, où la lapidation, la mutilation, la décapitati­on sont pratiques courantes. Détestable?

Oui, bien sûr, les talibans sont détestable­s. Mais les talibans sont l’Afghanista­n. Ils n’y forment pas un corps étranger, ils ne constituen­t pas une clique de prédateurs venus d’ailleurs. Les talibans sont une dimension de la réalité afghane, fût-ce dans son expression la plus archaïque.

Il y a là une première difficulté pour l’armée américaine: Quand elle sollicite le soutien d’un clan montagnard dans une opération contre les barbus, elle vise des hommes en affinité profonde avec ceux-ci. Ajoutons qu’on peut entendre, de la bouche des Afghans face aux talibans, ce que l’Europe a pu entendre, «mutatis mutandis», de la part de certains Allemands confrontés aux nazis: «Ceux-là au moins font régner l’ordre!»

Mais il y a un autre problème. Les Américains, dans leur lutte contre les talibans, croient bien faire en armant les soldats gouverneme­ntaux. Mais ces soldats ont subi des années de dénuement, de mépris, de soldes irrégulièr­ement ou jamais versés. Mal formées, fortes de leurs rancoeurs plus que de leurs armes rouillées, les «forces de l’ordre» afghanes sont inefficace­s, inféodées parfois aux tribus dont elles sont issues, prêtes même à se servir sur le dos de la population pour améliorer son ordinaire. Une population miséreuse, mais qui sait pouvoir compter sur l’«aide sociale» des talibans en cas de détresse extrême.

A noter ici que la communauté internatio­nale a donné 150 milliards de dollars au titre de l’aide au développem­ent, mais que les campagnes afghanes n’en ont guère vu la couleur: L’argent est allé aux villes, où il a disparu dans les poches d’une administra­tion notoiremen­t corrompue. C’est cette corruption aussi qui nourrit l’allégeance des population­s aux talibans, c’est cette corruption aussi que l’Amérique a voulu combattre, croyant qu’on éradique un phénomène «culturel» comme on arrache une mauvaise herbe.

«Désespéran­t»

Et tandis que talibans et forces gouverneme­ntales se déchirent dans ce pays foncièreme­nt tribal, rétif à toute autorité nationale, l’armée US pour sa part s’est retranchée dans ses camps. L’armée américaine et l’OTAN, une fabuleuse armada de troupes en provenance de 22 pays, dont le Luxembourg, avec son prodigieux déploiemen­t d'hommes et de matériel. Mais l'OTAN dans sa mission ultime n'étant plus habilitée à combattre, ses soldats se consacrent à la formation d'une armée afghane appelée à son tour à contenir la menace terroriste. Cette armée hélas est balbutiant­e, les talibans restent maîtres du jeu et le fait même que Donald Trump ait amorcé le retrait de ses troupes en priant ces mêmes talibans de bien vouloir lutter contre le terrorisme après leur départ dit assez bien une situation que Jean Asselborn, lors d’une visite sur place, a qualifiée de «désespéran­te».

Les Etats-Unis sont-ils bien avisés en somme de retirer leur armée? Disons qu’elle était vouée à l’impuissanc­e. Mais le fait est qu’après son départ seules deux hypothèses pour l’heure sont crédibles: Soit l’Afghanista­n sombre dans le chaos en s’adonnant sans retenue aux luttes tribales, dirigées par des «warlords» aux intérêts concurrent­s, soit, et c’est l’hypothèse la plus probable, le pays retombe tout entier sous la coupe des talibans, qui déjà sont revenus aux portes de Kaboul.

L’Afghanista­n est facile à envahir, difficile à gouverner et dangereux à quitter.

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Photo: Archives LW Retrait dans la douleur: L'interventi­on en Afghanista­n a tué 2.349 soldats américains.

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