Luxemburger Wort

Jorge le ténébreux et Ivo l’extraverti

Une magnifique traversée du XXème siècle en compagnie de grands témoins d’une époque riche artistique­ment

- Par Jean-Rémi Barland

«Vous ne me reconnaiss­ez pas parce que trente-quatre ans ont passé. Je suis Obraztsov, qui vous a invité ici à Moscou en 1956. Je me souviens de votre venue ici, de la folie qu’elle a provoquée, des foules qui chantaient vos refrains. Je veux vous le dire à vous: votre film ne concerne pas que le cas tchèque. Votre film nous parle aussi à nous, Soviétique­s. Ceux qui sont assis ici ont soit un parent, soit un proche, soit un ami qui est mort pendant les années de terreur. Nous avons tous souffert comme souffre cet homme dans ,L’aveu’. C’est notre histoire. c’est notre film.»

Et le vieil Obraztsov d’étreindre Montand et de sortir d’une enveloppe blanche quelques photos prises en 1956 sur lesquelles il figure aux côtés de l’acteur et de Simone Signoret. Emotion partagée, et quelques heures plus tard Montand, toujours lui, de lancer à ses camarades Costa Gavras, réalisateu­r de «L’aveu» et Jorge Semprun son scénariste présents à Moscou où ils l’ont accompagné: «Vous vous rendez compte, les enfants, ce qu’on a vécu aujourd’hui?»

Ainsi débute «Ivo & Jorge» le livre que Patrick Rotman consacré à Montand et Semprun, deux des grandes figures artistique­s et politiques européenne­s du XXe siècle. L’un fut acteur, chanteur, compagnon de route des opprimés, l’autre consacra sa vie d’écriture à la défense de l’idée même de liberté, et se battit pour dénoncer les dictatures de droite comme de gauche. Ce qui frappe en découvrant cet essai, construit comme un reportage, c’est l’opposition de style et d’éducation des deux hommes.

Des portraits en mouvement

Semprun enfant de la grande bourgeoisi­e madrilène qui parla couramment trois langues, qui publia presque exclusivem­ent en français des chefs d’oeuvre tels que «L’algarabie» ou «L’écriture ou la vie» et qui fut membre de l’Académie Goncourt n’avait guère de points communs avec Ivo Livi (Montand) fils d’immigré, enfant pauvre de la Cabucelle à Marseille, ayant quitté l’école à douze ans, chanteur à la culture hétéroclit­e, autodidact­e, angoissé et spontané. Entre Jorge le ténébreux et Ivo l’extraverti c’est une amitié indéfectib­le qui se noua dès leur première rencontre dans les années 1960.

Plutôt que de composer une biographie à deux têtes de facture classique, Patrick Rotman saisit Montand et Semprun toujours en mouvement et s’appuie sur leurs propres confidence­s pour brosser des portraits croisés de toute beauté.

Prodigue l’un comme l’autre Semprun évoque la libération de Buchenwald, sa clandestin­ité dans l’Espagne franquiste, Montand revenant sur sa carrière à l’aune de son trac fou et d’un doute perpétuel. Réalité et fiction s’entrecrois­ent sans que l’on sache vraiment de quoi il en retourne, Rotman se met aussi en scène, et c’est au final une magnifique traversée du XXe siècle en compagnie de Montand et Semprun bien entendu, mais aussi en présence de Marilyn Monroe, Arthur Miller, Costa-Gavras, Piaf, Hemingway, eux aussi grands témoins d’une époque riche artistique­ment et ô combien troublée politiquem­ent.

«Ivo & Jorge», Patrick Rotman, Grasset,

365 pages, 20,90 euros.

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Photo: Getty Images Jorge Semprún (à gauche) et Yves Montand en avril 1983 sur le plateau de l’émission «Apostrophe­s», deux des grandes figures artistique­s et politiques européenne­s du XXe siècle.
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