Entre homophobie et homophilie
Dans nos sociétés actuelles, il semble qu’il n’y a plus d’espace entre l’homophobie et l’homophilie. Les personnes qui refusent de prendre ouvertement fait et cause pour l’homosexualité ou qui refusent de voir en elle un mode de vie ayant la même valeur que l’hétérosexualité, se voient immédiatement taxés d’homophobie. Et une remarque analogue vaut par rapport au transsexualisme. En clair: Celui qui n’affiche pas ouvertement son soutien au mouvement LGTBQI+ ou celui qui remet en question certaines formes de propagande mises en oeuvre par ce mouvement – la distribution de drapeaux arc-en-ciel à des enfants dans une école publique –, est homophobe, transphobe, queerphobe, etc.
Ces termes valent condamnation sans appel, et de par le monde, nombreux sont celles et ceux qui ont perdu leur emploi ou ont été empêchés de faire une conférence publique pour avoir osé, parfois dans un passé lointain, faire une remarque critique concernant une catégorie de l’ensemble LGTBQI+. Qui veut des cas concrets – parfois effarants et effrayants – les trouvera dans le livre de Douglas Murray, «The Madness of Crowds. Gender, Race and Identity» (London 2020).
Il ne s’agit pas ici de nier de quelque manière que ce soit le droit des personnes homosexuelles à vivre leur sexualité. Personnellement, je ne suis pas offusqué par le fait que deux hommes ou deux femmes aient des rapports sexuels, et j’estime qu’un Etat qui leur interdit d’avoir de tels rapports ou une société qui les prive de leurs droits fondamentaux en raison de leurs pratiques sexuelles sont condamnables. Mais le fait de ne pas être offusqué n’implique pas que je considère que les pratiques homosexuelles doivent être mises en avant et qu’il faut, par exemple, que dans chaque livre de lecture traité en classe figure au moins un personnage homosexuel – qui doit, bien entendu, être dépeint comme bon, sympathique et gentil. Et pour faire bien, on y fera aussi apparaître une personne transsexuelle, une personne bisexuelle, une personne queer, une personne intersexe, une personne métisse, une personne noire, une personne asiatique, une personne obèse, etc. Toutes ces personnes doivent être sympathiques et seuls les hommes blancs cis ont le droit d’être dépeints comme antipathiques.
Redonner une place à la tolérance L’école doit certes informer sur l’homosexualité et elle doit insister sur le fait que l’homosexualité doit être tolérée, mais il ne lui incombe pas d’en faire l’éloge et de donner à penser que quiconque n’est pas en faveur de l’homosexualité est un méchant homophobe qui, si on ne l’oblige pas immédiatement à se taire, fera advenir une société où les personnes homosexuelles subiront le sort qu’elles ont malheureusement subi dans l’Allemagne hitlérienne et qu’elles subissent encore aujourd’hui dans certains pays, notamment arabes, avec lesquels le Luxembourg, pour la petite histoire, entretient d’assez bonnes relations commerciales. Lorsqu’il s’agit d’affaires, nos hommes politiques, aussi homophiles ou même homosexuels qu’ils soient, n’hésitent pas à aller serrer la main aux pires homophobes – qui pour leur part mettent aussi leur homophobie entre parenthèses.
La tolérance, qui est une position qui se situe entre l’homophobie légale et l’homophilie légale, doit (re)trouver sa place dans notre société. L’homophobie légale a pour but d’interdire la pratique de l’homosexualité par la loi, alors que l’homophilie légale a pour but de présenter l’homosexualité comme une richesse, notamment dans le cadre d’un éloge de la diversité, et d’interdire la formulation de toute opinion tant soit peu critique de l’homosexualité.
Face à l’homophobie légale, la tolérance affirme que tout être humain a un droit fondamental à mener la vie sexuelle dont il estime qu’elle lui convient le mieux – dans le cadre, je le précise, d’une morale consensualiste – et que le fait de désapprouver un type de sexualité pour des raisons, anthropologiques, morales ou esthétiques n’est pas une raison suffisante pour interdire légalement ce type de sexualité.
Face à l’homophilie légale, la tolérance affirme d’une part que tout être humain a un droit fondamental à exprimer ses doutes et réticences face à certains types de sexualité, doutes pouvant trouver leur origine dans des conceptions religieuses ou philosophiques, et de l’autre que le fait que certaines personnes soient choquées par l’expression de tels doutes ou réticences n’est pas une raison suffisante pour interdire légalement une telle expression ou pour faire subir des pressions sociales aux personnes qui les formulent dans le souci de nourrir une réflexion sociale.
Faire la part des choses
Lisant ce qui vient d’être dit jusqu’ici, quelqu’un objectera que l’homosexualité, c’est plus que le simple fait d’avoir des relations sexuelles avec des personnes du même sexe. L’homosexualité, c’est une culture, la culture gay, un mode d’être-au-monde, une identité fondamentale, que certains placent au coeur même de leur existence. Et cette culture gay, comme l’affirme notamment Didier Eribon dans de nombreux livres (notamment dans le désormais classique «Réflexions sur la question gay», Paris 1999), est marginalisée et opprimée dans une société dominée par les valeurs hétérosexuelles. Dans un espace public hétérosexuel ou hétéronormatif, les personnes homosexuelles se sentent tout le temps ignorées. Quand elles représentent des couples, les affiches publicitaires représentent des couples hétérosexuels; les personnes homosexuelles sont pratiquement, à de rares exceptions près – et ces expressions sont souvent des caricatures (cf. «La cage aux folles») invisibles dans les grands classiques du cinéma d’avant les années 1990, etc.
Il convient ici de faire la part des choses. S’il est absolument intolérable qu’une personne homosexuelle soit l’objet de violences physiques ou verbales et se fasse traiter de « Sale pédé » – «Au commencent, il y a l’injure» est la toute première phrase du livre d’Eribon –, il n’est pas intolérable que des cinéastes, des auteurs, des publicitaires, etc. ne mettent en scène que des couples hétérosexuels. Chaque être humain est libre de présenter l’image du couple qu’il veut et traiter un auteur d’homophobe en raison du simple fait que dans ses romans on ne trouve aucun personnage homosexuel laisse entrevoir les traits d’une idéologie totalitaire qui, au nom de la tolérance, pratique en fait l’intolérance. De même, raconter une blague au sujet des personnes homosexuelles n’équivaut pas encore à de l’homophobie. N’oublions pas, dans ce contexte, que beaucoup des meilleures blagues sur les Juifs ont d’abord été racontées par les Juifs eux-mêmes, sans que cela fasse d’eux des antisémites. Si l’homophobie, l’antisémitisme, le racisme, le sexisme, etc. existent bel et bien et doivent être fermement dénoncés, les voir à l’oeuvre partout – par exemple, pour le sexisme, dans le fait pour un homme de laisser passer en premier une femme – tient de la paranoïa.
Etre à l'abri d'agressions
Si j’admets sans la moindre hésitation que l’Etat doit créer un environnement social dans lequel les personnes homosexuelles soient à l’abri de toute forme d’agression physique et verbale – l’Etat, soit dit en passant, doit un tel environnement à tout un chacun –, je suis plus que réticent à admettre que l’Etat doit contribuer à créer un environnement social dans lequel chacun puisse trouver, à tout coin de rue, dans tout film ou dans tout roman, une image de ce qu’il est ou se croit être. De même qu’il ne doit pas se mêler de la question des croyances religieuses, l’Etat ne doit pas se mêler de la question des orientations sexuelles. Et de même qu’il ne doit pas édicter de lois interdisant le blasphème, il ne doit pas édicter de lois interdisant la critique de pratiques sexuelles.
Mais j’ai bien peur que la vague d’hystérie LGBTQI+ que Murray – qui est lui-même homosexuel – dénonce à juste titre dans son livre ne conduise à de nouvelles «guerres de religion», opposant d’un côté les fanatiques du mouvement LGBTQI+ et d’autre part des fanatiques de l’autre bord. Et j’ai bien peur aussi que des personnes qui, comme moi, cherchent une place entre ces deux extrêmes, c’est-à-dire un espace de discussion ouvert où chaque personne peut formuler ses doutes et ses certitudes, au risque d’offenser les sentiments de certaines personnes, mais sans chercher volontairement et méchamment à blesser, soient traités d’homophobes par les uns et d’homophiles par les autres. Et si dans la société d’il y a un siècle la seconde insulte pouvait conduire à la case prison – pensons à Oscar Wilde –, c’est aujourd’hui la première qui le peut. A l’impératif «Condamne l’homosexualité ou je te condamne!» a succédé l’impératif «Célèbre l’homosexualité ou je te condamne!». Beau progrès pour les droits de la conscience individuelle! Mais qui se soucie encore de la conscience réflexive dans un monde dominé par l’immédiateté des sentiments?
L'auteur est professeur au LGE et professeur-associé de philosophie à l’Université de Luxembourg, où il enseigne notamment l’éthique de la sexualité