Les revenants
Billet
C’est un soir sur le parvis de la Philharmonie, des jeunes gens ont posé là un ampli et tentent une chorégraphie, sorte de bourrée déconfinée, sauterie de Lazare relevés, qui s’ébrouent de la poussière et dissipent leurs cendres. Les mouvements sont hésitants, les visages enfarinés encore, je songe aux zombies de «Thriller» et commande un Bloody Mary – c’est pour rire. J’observe la scène en dînant, oui: émergeant moi aussi de mon caveau j’ai la dalle.
Une chorégraphie à valeur d’allégorie: le retour à la «normalité» requiert une rééducation psychomotrice de la convivialité engourdie, lentement, pour ne pas se briser les os par quelque geste intempestif. Un réapprentissage des rites, des plus essentiels d’abord – les retrouvailles avec l’ami revenu s’empêtrent un instant dans l’hésitation quant au protocole: peut-on passer du coup de coude, ambigu, à la franche poignée de mains? On peut, oui, et le monde à nouveau vous est chair.
Mais c’est un embarras plus singulier qui ensuite nous défie. Nous sommes dans la situation de Proust qui, voulant ranimer un personnage qu’il avait planté 900 pages plus avant, ne sait pas bien comment lubrifier sa réinsertion: conversation reprise où on l’avait laissée, ou chapitre nouveau sur une page sans antécédents? Faut-il postuler que 18 mois ne sont rien, et que l’on se retrouve là en l’état, ou faut-il exprimer l’étonnement transi de qui revient de loin, tel Ulysse posant son rucksack à Ithaque? Mais qu’estce qu’Ithaque? Le monde d’avant? Le monde d’après? Sommes-nous hier encore, ou demain déjà? La crise en somme fut-elle rupture, dont il faudrait payer maintenant la fracture, ou fut-elle un suspens léger dans un flot continu, auquel cas le voyage ne fut pas odyssée et faute d’être allés loin nous ne revenons de nulle part?
On cherche, dans le visage de l’autre, la marque éventuelle d’un temps passé: s’il est flétri c’est qu’il s’en est passé beaucoup. Mais c’est la confrontation à soi qui en dit l’étendue: le masque vous ayant délivré des ciseaux comme des lames à raser, vous êtes arrivé à la Philharmonie sous les traits de Saddam Hussein extrait de son trou en Mésopotamie.
Or, si le cheveu a poussé le moi s’est rétracté, et le système pileux est devenu complexe frileux. Parcourant à rebrousse-poil la voie lactée, quelques-uns se sont complus dans un confinement calorifuge. Ils appréhendent ce moment désormais où il faut revenir au principe de réalité – «symptôme post-traumatique», dit un expert en la matière (Paul Rauchs, «Virons le virus»). Affolés par la pandémie nous nous sommes cryogénisés, il faut désormais se décongeler, the chaud must go on.
Il faut porter avec vaillance le poids de l’existence, après ces mois en apesanteur. Respirer, après cette longue apnée, et réapprendre la civilité, nous qui tenions l’autre pour un danger. Enfin, pour les plus sages, déjouer la normalité escomptée et considérer que c’est maintenant au fond que débute l’état d’exception.
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