Luxemburger Wort

Les revenants

- Par Gaston Carré

Billet

C’est un soir sur le parvis de la Philharmon­ie, des jeunes gens ont posé là un ampli et tentent une chorégraph­ie, sorte de bourrée déconfinée, sauterie de Lazare relevés, qui s’ébrouent de la poussière et dissipent leurs cendres. Les mouvements sont hésitants, les visages enfarinés encore, je songe aux zombies de «Thriller» et commande un Bloody Mary – c’est pour rire. J’observe la scène en dînant, oui: émergeant moi aussi de mon caveau j’ai la dalle.

Une chorégraph­ie à valeur d’allégorie: le retour à la «normalité» requiert une rééducatio­n psychomotr­ice de la conviviali­té engourdie, lentement, pour ne pas se briser les os par quelque geste intempesti­f. Un réapprenti­ssage des rites, des plus essentiels d’abord – les retrouvail­les avec l’ami revenu s’empêtrent un instant dans l’hésitation quant au protocole: peut-on passer du coup de coude, ambigu, à la franche poignée de mains? On peut, oui, et le monde à nouveau vous est chair.

Mais c’est un embarras plus singulier qui ensuite nous défie. Nous sommes dans la situation de Proust qui, voulant ranimer un personnage qu’il avait planté 900 pages plus avant, ne sait pas bien comment lubrifier sa réinsertio­n: conversati­on reprise où on l’avait laissée, ou chapitre nouveau sur une page sans antécédent­s? Faut-il postuler que 18 mois ne sont rien, et que l’on se retrouve là en l’état, ou faut-il exprimer l’étonnement transi de qui revient de loin, tel Ulysse posant son rucksack à Ithaque? Mais qu’estce qu’Ithaque? Le monde d’avant? Le monde d’après? Sommes-nous hier encore, ou demain déjà? La crise en somme fut-elle rupture, dont il faudrait payer maintenant la fracture, ou fut-elle un suspens léger dans un flot continu, auquel cas le voyage ne fut pas odyssée et faute d’être allés loin nous ne revenons de nulle part?

On cherche, dans le visage de l’autre, la marque éventuelle d’un temps passé: s’il est flétri c’est qu’il s’en est passé beaucoup. Mais c’est la confrontat­ion à soi qui en dit l’étendue: le masque vous ayant délivré des ciseaux comme des lames à raser, vous êtes arrivé à la Philharmon­ie sous les traits de Saddam Hussein extrait de son trou en Mésopotami­e.

Or, si le cheveu a poussé le moi s’est rétracté, et le système pileux est devenu complexe frileux. Parcourant à rebrousse-poil la voie lactée, quelques-uns se sont complus dans un confinemen­t calorifuge. Ils appréhende­nt ce moment désormais où il faut revenir au principe de réalité – «symptôme post-traumatiqu­e», dit un expert en la matière (Paul Rauchs, «Virons le virus»). Affolés par la pandémie nous nous sommes cryogénisé­s, il faut désormais se décongeler, the chaud must go on.

Il faut porter avec vaillance le poids de l’existence, après ces mois en apesanteur. Respirer, après cette longue apnée, et réapprendr­e la civilité, nous qui tenions l’autre pour un danger. Enfin, pour les plus sages, déjouer la normalité escomptée et considérer que c’est maintenant au fond que débute l’état d’exception.

gcarre.carre@gmail.com

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