Luxemburger Wort

Recréer des ponts

Amanda Gorman, le rêve d’une Amérique réconcilié­e

- Par Stéphane Bataillon

Le 20 janvier dernier, lors de l’investitur­e de Joe Biden, elle aura presque volé la vedette au nouveau président américain. À 22 ans, Amanda Gorman récite un poème écrit d’une traite après l’invasion du Capitole par les partisans de Donald Trump. En moins de 6 minutes, la jeune poétesse féministe et militante pour les droits civiques lance de sa voix puissante et assurée des mots prompts à redonner espoir à ce peuple durement fracturé, et conquiert bien au-delà le coeur de millions de téléspecta­teurs du monde entier.

Puis vient la polémique: Aux Pays-Bas, la jeune et talentueus­e Marieke Lucas Rijneveld, Booker Prize 2020, doit traduire le texte. Approuvée par Gorman, elle est pourtant violemment attaquée dans son pays. N’étant pas afro-néerlandai­se, elle n’aurait pas la légitimité nécessaire pour traduire ce poème où «Une fille noire et mince,/descendant­e d’esclave et élevée par une mère célibatair­e,/Peut rêver de devenir Présidente (…)». La dispute enfle et enflamme les réseaux. Il faudrait donc être «à l’identique» pour se permettre de faire poème ensemble?

Le fameux «Je est un autre» d’Arthur Rimbaud semble hélas bien loin. La poétesse néerlandai­se préfère se retirer en publiant un poème, Tout habitable, lisible en ligne (1). En France, l’éditeur Fayard prend les devants et confie la traduction à la rappeuse belgo-congolaise de 24 ans, Marie-Pierra Kakoma, alias Lous and the Yakuza, dont le premier album,

Gore, sorti en 2020, décrit d’une belle voix les souffrance­s et les combats à porter pour se construire à partir d’une identité métissée.

Et le poème? Dans un tourbillon exaltant un patriotism­e généreux auquel nous sommes moins habitués de ce côté de l’Atlantique, Amanda Gorman cite le Livre de Michée: «Chacun pourra s’asseoir sous sa vigne et sous son figuier,/et nul ne viendra le troubler», un verset en référence à la paix et à la prospérité espérée que Georges Washington, premier président des États-Unis en 1789, utilisa à de très nombreuses reprises dans sa correspond­ance.

Nécessité de se battre face aux entraves de la démocratie, responsabi­lité individuel­le et collective, refus de l’inertie et du découragem­ent… Les mots trop galvaudés du discours politique sont ici rechargés de leur puissance première grâce au rythme de la parole poétique. Ils rappellent ce questionne­ment de Simone Weil dans son essai L’Enracineme­nt: «Le problème d’une méthode pour insuffler une inspiratio­n à un peuple est tout neuf.» La poésie, portée vers le plus grand nombre, recèle peutêtre un début de réponse.

«La Colline que nous gravissons» d’Amanda Gorman, Édition bilingue, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lous and the Yakuza. Fayard, 64 pages, 8 euros

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