Gravité et grâce d’un rabbin féminin
«Vivre avec nos morts», par Delphine Horvilleur
Soit, d’abord, le titre du présent livre*, qui s’est tôt hissé, au printemps dernier, en tête des succès en librairie. Dès le début de la quatrième de couverture, on est fixé. «Etre rabbin, c’est vivre avec la mort: celle des autres, celle des siens. Mais c’est surtout transmuer cette mort en leçon de vie pour ceux qui restent»...
Parmi les variations sur ce thème, l’autrice précisera à la page 155 qu’il y a «une valeur plus grande que la volonté d’un disparu: le devoir d’accompagner ceux qui le pleurent. Et tel est à mon sens le plus grand respect dû au mort, se soucier de sa volonté mais plus encore de la possibilité pour ceux qui l’ont aimé de lui survivre et d’honorer dignement sa mémoire.»
Le rabbin Delphine Horvilleur, née en 1974 à Nancy, est également écrivaine, philosophe, théologienne, voire linguiste. (A ce dernier égard, elle réfléchit manifestement à ce que penser veut dire.) Voilà qui exhorte à la réflexion, au recueillement, à la lucidité, à la solidarité, à l’approfondissement. Tout cet enthousiasme fait la qualité de l’ouvrage, qui n’a rien de mortifère.
Question: «Qu’est-ce qu’être un rabbin? Bien sûr, c’est officier, accompagner et enseigner.» En fait, «le judaïsme ne connaît aucun clergé, et tout ce qu’un rabbin accomplit peut en principe être réalisé et énoncé par n’importe qui d’autre.»
Par ailleurs, il est révélateur qu’en hébreu «le cimetière porte un nom a priori absurde et paradoxal. Il s’appelle Beit haH’ayim, la ’maison de la vie’ ou la ’maison des vivants’. Il ne s’agit pas d’une tentative de nier la mort ou de la conjurer en l’effaçant, mais au contraire de lui adresser un message clair, en la plaçant hors du langage.»
On pourrait citer ici toute la page 36. La croyance de tueurs «en un Dieu qui demande vengeance et se vexe d’être méprisé constitue un gigantesque blasphème. (...) Penser que Dieu s’offusque d’être moqué, n’est-ce pas la plus grande profanation qui soit ? Grand est le Dieu de l’humour. Tout petit est celui qui en manque. Voilà ce que j’ai dit à tous ceux qui se tenaient là en ce jour de janvier 2015, dans un cimetière parisien qui réunissait des gens qui avaient tous en commun de croire en la grandeur du rire, celui de Dieu ou celui des hommes.»
Isaac était le fils d’Abraham et de Sara, qui avait dépassé l’âge de la fécondité. Quand on lui annonça qu’elle serait mère, elle se mit à rire...
«Dans mon métier de rabbin, note volontiers l’écrivaine, j’ai eu souvent conscience de l’impuissance du langage.» Ceci ne l’empêche certes pas d’être joviale et jolie. Et poète: «Nul ne peut voir la mort en face sans en garder des traces dans les yeux.» Ou encore, «l’histoire biblique est un récit de vies et d’engendrements. D’ailleurs le mot ’histoire’ en hébreu, toledot, se dit ’engendrement’. Votre vie se raconte avant tout par ce que vous avez fait naître.»
Parmi les atroces «blagues juives bien connues», notamment dans les deux Luxembourg, il y a «l’histoire de deux rescapés des camps qui font de l’humour noir sur la Shoah. Dieu, qui passe par là, les interrompt: ’Mais comment osez-vous plaisanter sur cette catastrophe?’ et les survivants de lui répondre : ’Toi, tu ne peux pas comprendre, tu n’étais pas là!»
«Tant de fois je me suis tenue avec des mourants et avec leurs familles. Tant de fois j’ai pris la parole à des enterrements, puis entendu les hommages de fils et de filles endeuillés, de parents dévastés, de conjoints détruits, d’amis anéantis. Et si souvent, leurs mots m’ont bouleversée. (...) Le rabbin doit savoir, pour représenter la résilience, ne pas être celui qui pleure, et permettre aux effondrés de croire en la possibilité de se relever.»
En français et sans doute dans bien d’ autres langues, «il n’existe aucun mot pour désigner celle ou celui qui perd un enfant. Perdre un parent fait de vous un orphelin et perdre un conjoint fait de vous un veuf. Mais qu’est-on lorsqu’un enfant disparaît? (...) En hébreu, en revanche, ce mot existe. Un parent qui perd un enfant est appelé Shakoul, un terme presque impossible à traduire. Il est emprunté au registre végétal et signifie la branche de la vigne dont on a vendangé le fruit.» A jamais...
«Chaque jour dans la prière, les juifs disent: ’Béni sois-Tu, Eternel, qui fais revivre les morts.’»
La mémoire de nos bien-aimés défunts peut nous aider à vivre.
Comme le diamant
* Grasset, 2021, 234 pages, 19,60 €.
P.-S. «La première femme rabbin a voulu être rabbin.» Le bon usage, Maurice Grevisse et André Goosse, § 487, c , 2°, édition de 2008.