Luxemburger Wort

Le syndrome de Malte

- Par Gaston Carré

Billet

Un dimanche matin à La Valette, entre palais du Grand Maître et cathédrale Saint-Jean. Il est tôt, le soleil d’octobre barbouille les façades d’ocre et de miel, une mouette délurée me salue d’une fiente nacrée.

Assis au carrefour de l’Orient et de l’Occident, je me souviens de plus prodigieus­es canonnades. Je songe au grand siège de la ville, en 1565, quand les Ottomans voulurent arracher l’archipel à l’Ordre de Jérusalem. Je vois surgir, à l’horizon, la flotte barbaresqu­e, j’imagine les templiers priant dans leurs forteresse­s, j’entends les cris rauques des janissaire­s affrontant les chevaliers.

Ce ne sont pas des clameurs guerrières qui pourtant me parviennen­t, ce sont de moins martiales vociférati­ons. Ce sont les glapisseme­nts d’un gamin pourchassé par son papa, père et fils sur la place jouent une charge de pirates, le papa crie à l’abordage, le petit gueule ce qu’il peut.

Remarquabl­e est l’expression de la maman, qui d’un banc observe le raffut. Ravie la maman, tandis que ses corsaires mettent à sac mes songeries. C’est qu’il n’en fout pas une rame le père de toute la semaine, maman est seule avec les courses et les couches, le capitaine a plus grave à faire, il travaille mais là c’est dimanche, il joue et se dévoue, et la maman s’émeut de le voir si bon père, ainsi sont les mères, magnanimes. Elle est si attendrie, la maman magnanime, qu’elle me prend à témoin, m’adresse un regard qui me suppose complice, c’est mignon n’est-ce pas, je lui rend son sourire, que voulez-vous que j’en fasse, d’une expression modérément irritée pour dire que je ne me suis pas rendu à Malte, levé aux aurores, penché sur l’Histoire pour entendre les cris de son braillard.

Mais elle sourit, aux anges, dans la béatitude transie des génitrices préraphaél­ites, c’est si beau cet enfant qui joue, ce père qui se dévoue. Et je comprends alors que rien, pas même les canons de Soliman le Magnifique, ne pourra ébranler cette maternelle souveraine­té: son petit est l’inamovible centre du monde, le prévalent sur toute chose, je suis quant à moi Balthazar au Levant, venu là pour célébrer son lardon.

Est-ce le soleil, qui cogne tandis que je me prosterne? Est-ce un effet de Malte, comme il y a un syndrome de Jérusalem? Un moment passe, et peu à peu j’entends d’une oreille nouvelle les tumultes du monde. D’une oreille affinée j’entends loin soudain, l’effroi d’autres petits, là-bas au large, qui sur leurs radeaux vont couler en silence.

Venant de voir, en la cathédrale, la décollatio­n de JeanBaptis­te par le Caravage, je me dis que l’humanité a mieux à vénérer qu’un somptueux carnage, mieux à faire que commémorer d’historique­s tueries. Chrétiens et musulmans auraient-ils joué avec leurs morveux, jadis, ils ne se seraient pas étripés pour un rocher. Ils auraient brandi des épées de carton, tiré des boulets de gomme, ils auraient fait la guerre pour rire et on ne verrait pas aujourd’hui, dans les eaux de Malte, des enfants qui n’ont plus la force de hurler.

 ?? ??

Newspapers in German

Newspapers from Luxembourg