Luxemburger Wort

Les déchirures libanaises

«Monsieur N», le dernier livre de l’auteure libanaise Najwa M. Barakat révèle la déliquesce­nce de la société libanaise

- Par Laurence D'Hondt

Dans son dernier livre «Monsieur N», l’auteure libanaise Najwa M. Barakat explore les méandres d’un esprit troublé, à deux doigts de la folie. D’une enfance malheureus­e à un pays en déliquesce­nce, Monsieur N, issu d’une famille aisée, cherche une issue.

Chacune des scènes qui le hantent, – les retrouvail­les avec un milicien assassin devenu tenancier d’un café internet, le souvenir de son père qui s’est jeté devant lui par la fenêtre –, reflètent dans son miroir intime, les déchirures de la société libanaise. Il s’y voit en mille morceaux, cherchant par l’écriture de feuillets qu’il noircit, à se relever. Mais en vain.

Pour remédier à son équilibre mental précaire, Monsieur N descend régulièrem­ent en ville, plus particuliè­rement dans les quartiers délaissés de Beyrouth afin de s’y faire tabasser, en provoquant quelques êtres promptes à s’enflammer. Telle une drogue violente, les coups reçus lui donnent le sentiment d’une guérison, rendant un bref instant, sa douleur intérieure, palpable et visible. Ce triste chemin faisant, Monsieur N raconte la décomposit­ion de la ville en quartiers qui subissent à la fois un enlaidisse­ment croissant et un engluement dans des haines confession­nelles.

Dans son quartier aisé, celui d’Achrafieh, traditionn­ellement chrétien, où régnait une harmonie entre la nature, sa géographie escarpée et la culture architectu­rale, l’enlaidisse­ment prend la forme de constructi­ons anarchique­s sans identités et sans unité, désormais constellés de vilains stores extérieurs qui expriment la vulgarité du goût de ses habitants et le repli de chacun sur son espace privé.

Plus loin, dans les quartiers qui bordent la mer, s’entassent des baraquemen­ts misérables, jetés pêlemêle les uns sur les autres, entourés d’une odeur persistant­e d’égouts et d’abattoirs, ressemblan­t désormais à une ruche qui accueille tous les réfugiés des guerres de la région. Plus loin encore vers le quartier de Nab’a, bardé de drapeaux et de références identitair­es, il découvre un monde d'anciens miliciens désoeuvrés, de jeunes salafistes, de familles endoctriné­es qui se raccrochen­t à ces mille bannières comme des insectes collés sur un attrape mouche gluant.

Une rédemption impossible

Dans chacun de ces quartiers, Monsieur N trouve quelqu’un à provoquer, en crachant sur une bannière identitair­e ou en invitant quelque étranger à rentrer chez eux. Mais c’est lorsqu’il se rend dans les quartiers livrés aux plus misérables des étrangers – les prostituée­s et toxicomane­s – que son destin abîmé, bascule définitive­ment. Il y rencontre une petite Népalaise haute comme trois pommes, qui lui fait un temps oublié son sentiment d’échec. Il retrouve auprès d’elle l’inespéré réconfort d’une vie malheureus­e. Mais en décidant de la ramener chez lui, dans son appartemen­t d’Achrafieh, il signe l’arrêt de mort de la petite prostituée et va assister impuissant à son assassinat par son souteneur. Cette scène finit d’achever la possible rédemption de Monsieur N. L’enfant mal aimé de sa mère, le témoin négligé du suicide de son père, l’amant délaissé par les femmes, sauf de la petite Népalaise, finit par être définitive­ment interné par son frère aîné qui a été, lui, adulé par sa mère et incarne toute la réussite la plus arrogante.

Monsieur N y vivra encore une quinzaine d’années, où il livrera un ultime combat imaginaire contre le milicien reconverti en tenancier d’un cybercafé, un certain Loqmane, personnage maléfique, renaissant sans cesse dans ses rêves comme dans les rues de la ville.

Dans ce roman à la langue travaillée et imagée, Najwa M. Barakat redouble d’ingéniosit­é pour faire résonner le monde intérieur perturbé du personnage principal avec les affres du Liban contempora­in. L’auteure y révèle aussi la perte du goût d’écrire comme un autre symptôme des troubles identitair­es qui traversent le livre. «Puis il s’est aperçu en lisant parci par-là que les lettres commençaie­nt à s’éloigner les unes des autres pour laisser la place à des choses hideuses et vides de sens… jusqu’au jour où la parole toute entière avait perdu sa consistanc­e….Pour faire place au silence.

Najwa M. Barakat, «Monsieur N», Sindbad, Actes Sud, 2021, 286 pages, 22 euro, ISBN: 9782-330-15388-5.

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Photo: Actes Sud Najwa M. Barakat redouble d’ingéniosit­é pour décrire les affres du Liban d’aujourd'hui.
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