Luxemburger Wort

Au coeur des ténèbres

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Ala mi-janvier 1894, Józef Konrad Korzeniows­ki met un terme à sa carrière de marin après un hiver passé comme gardien d’un vapeur dans le port de Rouen, dans l’attente d’un hypothétiq­ue départ pour le Canada qui ne se fera jamais. Heureuseme­nt d’ailleurs, car on aurait peut-être jamais eu Joseph Conrad.

En avril 1894, Korzeniows­ki vient de terminer son premier roman «La Folie Almayer». Plein d’espoir, il envoie son manuscrit à un grand éditeur anglais. Mais les mois passent et il reste sans nouvelle malgré ses relances. Korzeniows­ki se met alors à douter de l’avenir et, sentant revenir sa dépression, il part se reposer en Suisse. A son retour, une lettre de l’éditeur l’attend: «La Folie Almayer» sera publié dans le courant du premier semestre 1895. Józef Konrad Korzeniows­ki a vécu, place à Joseph Conrad!

Avant de mourir le 3 août 1924 des suites d’une crise cardiaque, Conrad écrira au cours de ces trente années qu’il lui reste à vivre, 24 livres dont les grands classiques de la littératur­e anglophone que sont «Lord Jim», «Nostromo», «Le Nègre du Narcisse» ou encore «Au coeur des ténèbres».

Je vous invite sur la Tamise, auprès de Marlow qui, entre jour et nuit, alors que le soleil arrive au bout de sa course, lève sa voix: «Et ceci aussi, a été autrefois l’un des endroits les plus sombres de la terre», dit-il dans «Au coeur des ténèbres»1. Il s’interrompt, se tait un moment, poursuit son récit et fait remarquer: «Je ne veux pas trop vous ennuyer».

Non, Monsieur Marlow, vous m’avez jamais ennuyé. Vous êtes un narrateur sublime. Grâce à vos paroles et vos histoires, l’écrivain qui vous a donné vie m’a entraîné sur des fonds certes fluctuants. Qu’est-ce qu’un fait? Qu’est-ce qui relève de la fiction? Que penser des rêves? Des cauchemars? Conrad écrit, Marlow raconte, et tout devient flou, le voile de la brume recouvre tout. Le voyage de Marlow sur la rivière de la jungle, qui était aussi l’aventure de Conrad, fait ressortir beaucoup de choses. Par exemple, que nous devrions jeter nos idées préconçues par-dessus bord et nous méfier de nos propres préjugés. Que nous devrions aussi nous remettre en question lorsque nous prenons des décisions. Car au prochain tournant de la rivière, tout peut être très différent...

«On voyait particuliè­rement sur la carte un fleuve, un grand fleuve puissant, qui ressemblai­t à un immense serpent déroulé, la tête dans la mer, le corps au repos, infléchi sur de vastes distances, la queue perdue au fond du pays. (...) Remonter ce fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commenceme­nts du monde, quand la végétation couvrait follement la terre et que les grand arbres étaient rois. Un cours d’eau vide, un grand silence, une forêt impénétrab­le. L’air était chaud, épais, lourd. Languide.»

C’est là que le danger guette, c’est là que le lecteur rencontre Kurtz, ce malade, ce cinglé, ce fou qui s’est fait emporter dans une aventure parce qu’elle a réveillé en lui des désirs disparus. Ses derniers mots seront: «The Horror! The Horror!» Marlow nous le raconte: «En chuchotant, il a crié deux fois, pas plus fort que son souffle: ’L’horreur! L’horreur!’» mt

Joseph Conrad, «Au coeur des ténèbres», paru en poche chez Le Livre de poche, 216 pages, 6,2 euros.

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