Chaos, un poncif
Billet
Une ville déserte, des centres commerciaux en ruines, des routes balayées par le vent, où seule la poussière file. Un fléau s’est abattu là, qui a tout dévasté et livré les survivants, des enfants, à une lutte éperdue pour la survie, parmi des hordes prêtes à tout pour assurer leur propre pitance. Ainsi se présente «Anna», adaptation par Niccolò Ammaniti de son roman éponyme, vendue en DVD par Arte après diffusion en série.
Saisissantes sont les images du chaos, de la désolation, de cette ville figée dans son crépuscule blafard. Terrifiants sont les mots des rescapés – «Il n’y a plus personne, tous sont morts» –, puis la découverte effarée des bandes qui les menacent. C’est bouleversant. Et redondant. Redondant, oui. Il nous semble, en effet, que nous avons vu, lu ou entendu déjà ces mots, cette odyssée dans les décombres, ces images d’êtres rendus à l’état sauvage, errant dans la suie et la cendre.
Une part de nous veut bien se laisser captiver à nouveau, s’offrir au fouet revigorant du terrifiant, ces images ont la force brutale des archétypes, et nous fascinent en ce qu’elles mobilisent un imaginaire à la fois commun et très ancien. Mais une autre part de nous se rebiffe devant cette dramaturgie qui irrite par sa dimension convenue. La fin du monde, en 2022, est une vieille idée déjà, un archétype à dépasser.
Voilà vingt ans au moins, depuis 2001, que cinéma et littérature se gargarisent d’une fantasmagorie de l’apocalypse; on se dit, devant «Anna», qu’on a déjà donné. La série nous est vantée comme «visionnaire» mais on a le sentiment surtout de l’avoir déjà vue – on éprouve l’horripilante saturation que génère un langage pris dans le gel du code. Disons-le, au risque de heurter: l’horreur ennuie quand elle se répète, elle exaspère quand ses figures s’imposent et se délitent en esthétique. Tel est, de l’esthétique, le pouvoir de sape: en vingt ans seulement les hommes et les femmes qui fuyaient le monstre de poussière à Manhattan sont dévoyés en enfants fuyant des zombies dans un capharnaüm de carton-pâte.
«Anna» est conçu sur le modèle de «La Route» (The Road), le film basé sur le roman de Cormac McCarthy. Or ce film avait induit d’autres films, de même que son référent littéraire a engendré d’autres livres, tous établis sur un imaginaire du chaos, de la destruction et de la régression, tant et si bien que leur évocation est devenue ressassement, d’un lot de signifiants lourds comme des clichés. La Route comme platitude, le désert comme lieucommun, le chaos comme poncif.
Qu’est-ce qu’un poncif? C’est un signifiant sénile, qui radote. On radote beaucoup par les temps qui courent, Internet et les réseaux favorisant une prolifération exponentielle des énoncés. Comment résister au mimétisme catastrophiste? Comment ne plus marcher à la queueleu-leu derrière un stéréotype qui au son du pipeau veut nous plonger dans la poisse? C’est la question qui s’impose désormais, à quiconque ne veut pas se laisser couler.