La Cour suprême et le pouvoir des juges
Dans le premier tome de son oeuvre majeure «De la démocratie en Amérique», Alexis de Tocqueville écrit en 1835: «Dans les mains de sept juges fédéraux reposent incessamment la paix, la prospérité, l’existence même de l’Union. Sans eux, la constitution est une oeuvre morte […] Les juges fédéraux ne doivent donc pas seulement être de bons citoyens, des hommes instruits et probes, qualités nécessaires à tous magistrats, il faut encore trouver en eux des hommes d’Etat […] [S]i la cour suprême venait jamais à être composée d’hommes imprudents ou corrompus, la confédération aurait à craindre l’anarchie ou la guerre civile» (Paris 1961, p. 153-154).
J’ignore si l’arrêt récent de la Cour suprême renversant l’arrêt Roe vs. Wade de 1973 doit faire plus craindre l’anarchie ou la guerre civile que les événements qui ont suivi la défaite de Donald Trump, mais le fait est que cet arrêt a contribué à radicaliser les fronts et à provoquer, chez une grande partie des Américains, une hostilité vis-à-vis de la Cour suprême. Chez certains, cette hostilité se limite à une hostilité vis-à-vis de la majorité des juges qui y siègent actuellement, alors que chez d’autres, elle peut prendre la forme d’une hostilité vis-à-vis de l’institution en tant que telle. Comme Edouard Lambert auteur du livre «Le gouvernement des juges» il y a déjà un bon siècle, ils craignent que les juges n’assument le rôle d’hommes d’Etat, un rôle que Tocqueville leur assignait déjà, à la fois pour insister sur leur pouvoir politique et pour les rappeler à leur responsabilité.
Les antécédants de Roe vs. Wade Certes, Tocqueville avait d’abord en vue les rapports entre les Etats fédérés et l’Etat fédéral, objet chronologiquement premier parmi ceux traités par la Cour suprême, la question des droits individuels à protéger contre l’Etat fédéral et les Etats fédérés ne venant se greffer que plus tard sur la problématique initiale. Roe vs. Wade fut un tel cas: la plaignante assigna l’Etat du Texas en justice sous prétexte que la loi texane interdisant l’avortement était contraire à ses droits constitutionnels. Pour trancher le cas, les juges s’appuyèrent sur deux arrêts précédents, Griswold vs. Connecticut (1965) et Eisenstadt vs. Baird (1972), qui concernaient tous les deux la contraception. Dans ces deux arrêts, les juges mobilisèrent le «right of privacy», c’est-à-dire le droit de faire des choix concernant sa vie personnelle à l’abri de toute immixtion de la part de l’Etat fédéral ou fédéré. C’est ce même droit qui servit de fondement à la Cour en 1973, lorsqu’elle se prononça majoritairement contre la constitutionnalité de lois interdisant catégoriquement l’avortement, tout en refusant, toutefois, d’autoriser l’avortement sans condition aucune. Dans Roe vs. Wade, la Cour suprême a divisé les neuf mois pendant lesquels une femme est enceinte en trois périodes de trois mois, l’avortement sans condition n’étant autorisé que lors des trois premiers mois. Deux juges (Rehnquist et White), s’opposèrent à l’époque à la décision majoritaire, arguant notamment que la lecture faite du «right of privacy» par les partisans de cette décision était exagérée. Notons encore que la même année, la Cour Suprême donna aussi raison à la plaignante dans son arrêt Doe vs. Bolton, qui concernait l’avortement dans l’Etat de Géorgie.
Les paroles de la loi
Au-delà de la question de l’avortement, la question qui se pose ici est celle de savoir quel rôle des juges constitutionnels doivent jouer dans une démocratie. Selon une célèbre formule de Montesquieu que l’on trouve dans «De l’esprit des lois», les juges, dans une république du moins, ne devraient être que la bouche qui prononce les paroles de la loi. Dans cet ordre d’idées, les juges constitutionnels ne devraient être que la bouche qui prononce les paroles de la constitution. A ceci près que les paroles de la constitution ne sont pas toujours claires et ne se prononcent pas toujours sur tous les points. Qu’on lise la constitution des Etats-Unis du début à la fin, avec les amendements ajoutés au long des quelques 230 dernières années, on n’y trouvera pas un seul mot sur l’avortement. Si le recours à l’avortement pendant les trois premiers mois de grossesse est devenu aux Etats-Unis un droit constitutionnel, c’est parce qu’une majorité de juges en a décidé ainsi en 1973. Et presque 50 ans plus tard, une majorité de juges a décidé que les juges s’étaient trompés dans leur lecture constructive de la constitution en 1973. Produit de la jurisprudence constitutionnelle, le droit à l’avortement est renversé par cette même jurisprudence constitutionnelle. Ajoutons que la Cour qui a établi la jurisprudence Roe vs. Wade était présidée par Warren Burger (1969-1986), conservateur modéré nommé par Nixon, pour succéder à Earl Warren (1953-1969), ancien gouverneur républicain de la Californie et fervent défenseur des droits civils lors de sa présidence de la Cour.
Décider ici quels juges ont raison et quels juges ont tort, n’a pas vraiment de sens, car ils constituent des décisions, basées, certes, sur des arguments de nature juridique inspirés par le texte constitutionnel, mais sans que l’une ou l’autre décision puisse être mathématiquement déduite de la constitution. Les juges de 1973 ont décidé, en se fondant sur le 14e amendement, qu’en matière d’avortement, il fallait laisser un espace de liberté assez grand aux décisions individuelles, alors que les juges de 1973 ont décidé que quels qui puissent être les espaces de liberté laissés aux individus par le 14e amendement, l’espace de liberté de choix en matière d’avortement n’y était pas inclus. Notons, pour l’anecdote, que le 14e amendement trouve son origine dans la période postguerre civile et devait permettre aux esclaves noirs libérés d’accéder à la pleine citoyenneté.
L’arrêt de 1973 a affirmé les droits de l’individu contre les prérogatives législatives des Etats fédérés et de l’Etat fédéral. L’arrêt de 2022 a affirmé les prérogatives des Etats fédérés contre les droits de l’individu. Ce dernier arrêt n’a pas aboli le droit à l’avortement au sens où ce droit n’existerait désormais plus sur le territoire américain dans son ensemble. Il s’est contenté d’affirmer que la constitution fédérale, et plus précisément ses amendements, ne réglait pas, d’une manière ou d’une autre, la question du droit à l’avortement, de sorte que les Etats fédérés avaient le droit de la régler comme ils l’entendaient.
Interdire, ne pas interdire
Ou pour le dire autrement: de 1973 à 2022, il était interdit aux Etats d’interdire l’avortement; à partir de 2022, il n’est plus interdit aux Etats d’interdire l’avortement. L’arrêt de 2022 a donc conféré un droit aux Etats fédérés que l’arrêt de 1973 leur avait pris. Il faut aussi lire l’arrêt de la Cour suprême dans le cadre de ce débat qui accompagne l’histoire des Etats-Unis d’Amérique depuis ses premiers jours, où il opposa les fédéralistes aux anti-fédéralistes, les premiers visant à établir un
Etat central fort, les seconds soucieux de conserver autant d’autonomie que possible aux Etats fédérés – et, avec cette autonomie, la possibilité de graver les valeurs de la majorité de leurs habitants dans des textes de lois.
Mais qu’en est-il de la règle voulant qu’un arrêt pris par une cour souveraine soit comme gravé dans le marbre (stare decisis)? La Cour suprême a ellemême plus d’une fois violé cette règle. Toutefois elle ne l’avait jamais fait concernant un droit individuel qu’une cour précédente avait déclaré constitutionnel. Mais l’arrêt de 1973 ne peut-il pas être lu comme une violation d’un stare decisis implicite: si le législateur n’a pas lui-même fait de l’avortement un droit fondamental constitutionnellement garanti, laissant aux Etats fédérés le soin de régler la question, c’est qu’il avait décidé de ne pas se prononcer à l’échelle nationale. La cour de 1973 n’a-t-elle pas fait dire au législateur constitutionnel quelque chose qu’il n’avait pas voulu dire, alors que celle de 2022 lui fait dire ce qu’il avait voulu dire?
Des arrêts comme celui de la Cour suprême américaine soulèvent la question de la place que doivent jouer les juges, et plus particulièrement les juges constitutionnels, dans l’édifice institutionnel d’une nation. Si le législateur fait la constitution, ce n’est pas lui qui jugera de la constitutionnalité des actes ou qui l’interprétera, comme les empereurs romains éclairaient jadis les juges par des rescrits interprétatifs.
Aujourd’hui, les juges constitutionnels décident souverainement – abstraction faite de recours possible devant des juges supranationaux – du sens à donner au texte constitutionnel, et plus vague est ce texte constitutionnel, plus grande est la marge de manoeuvre des juges. De la sorte, la question de la nomination des juges constitutionnels tend à prendre aujourd’hui plus d’importance que l’élection de députés. D’autant plus que ces derniers ne se consacrent que très rarement à l’élaboration d’une nouvelle constitution, l’adaptation de la constitution aux nouvelles conditions culturelles, politiques, sociales, économiques, etc. revenant ainsi aux juges.
Je terminerai en citant à nouveau Tocqueville avec une réflexion qui est aussi pertinente pour le futur de l’Union Européenne: «[N]ulle part il n’est plus nécessaire de constituer fortement le pouvoir judiciaire que chez les peuples confédérés, parce que nulle part les existences individuelles, qui peuvent lutter contre le corps social, ne sont plus grandes et mieux en état de résister à l’emploi de la force matérielle du gouvernement» (p. 154).
Qu’on lise la constitution des EtatsUnis du début à la fin, avec les amendements ajoutés au long des quelques 230 dernières années, on n’y trouvera pas un seul mot sur l’avortement.
L'auteur enseigne notamment la philosophie du droit à l’Université du Luxembourg et a publié un livre ainsi que plusieurs articles scientifiques consacrés à la question du rapport entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique.
verloren. Denn den Krieg in der Ukraine kann er zwar noch gewinnen. Aber der „hirntoten“NATO, die er doch eigentlich zurückdrängen wollte, hat er neues Leben eingehaucht. So will das Bündnis bereits am kommenden Dienstag formell die Aufnahme von Finnland und Schweden beschließen. Ein Schritt, der in beiden skandinavischen Ländern bis vor Kurzem noch undenkbar erschien. Doch der Krieg hat für einen radikalen Meinungswechsel gesorgt.
mas: Gerade die bevorstehende Aufnahme von Finnland und Schweden ist das wohl markanteste Beispiel der neuen beziehungsweise wiedergewonnenen Stärke und Geschlossenheit der NATO. Selbst die Türkei hat ihren Widerstand, der gewiss auch elektoralen Gründen geschuldet war, am Ende aufgegeben. Jetzt sieht sich Russland einer um 1 300 Kilometer gewachsenen direkten Grenze zur NATO gegenüber. Für das Bündnis bedeutet die Erweiterung eine Stärkung seiner nordöstlichen Flanke, umso mehr als die beiden skandinavischen Staaten über gut ausgerüstete und gut ausgebildete Streitkräfte verfügen. Geografisch gesehen weist diese neue Konfrontationskonstellation eine Stelle mit hohem Konfliktpotenzial auf: die russische Exklave Kaliningrad. Darüber hinaus stehen viele NATO-Länder nunmehr vor der großen Herausforderung, die Beschlüsse von Madrid mit Leben zu erfüllen. Mehr Geld für Armee und Verteidigung aufzubringen, wird kein politischer Selbstläufer.