Luxemburger Wort

Une plongée dans l’univers d’Anne Frank

Lola Lafon publie dans la collection «Une nuit au musée» un récit consacré à Anne Frank et à l’écriture

- Par Jean-Rémi Barland

«Je suis celle qui, depuis l’adolescenc­e, détourne les yeux; celle qui ne regarde pas de documentai­res sur la Shoah. Celle qui n’a lu que peu de livres à ce sujet. Celle qui est sortie de la salle pendant la projection de ,La liste de Schindler’, et qui a eu la nausée pendant celle de ,La vie est belle’ de Begnini, celle pour laquelle la romantisat­ion de l’Holocauste est insupporta­ble.»

En quelques mots, Lola Lafon, autrice qui a passé son enfance dans la Roumanie de Ceaucescu, qui arriva en France à l’âge de douze ans, et dont les racines sont polonaises, russes et françaises du côté de son père, se présente à nous comme une opposante à son projet d’écriture. En effet, comment se fait-il qu’elle accepta de passer la nuit du 18 août 2021, au musée Anne Frank, d’Amsterdam en plein coeur de l’Annexe? C’est tout l’enjeu de son livre absolument bouleversa­nt qui intitulé «Quand tu écriras cette chanson» se veut non une biographie d’Anne Frank mais une plongée au coeur de sa vie par la présentati­on en détails de son célèbre «Journal». Avec pour l’enrichir le récit du combat qu’Otto Frank seul rescapé des camps de la mort où sa femme et ses deux filles moururent, mena inlassable­ment pour en faire connaître l’importance historique en tant que témoignage et sa puissance littéraire.

Lola Lafon se souvient qu’enfant elle reçut de la part de ses parents comme tant d’autres avant elle ce «Journal» au succès désormais mondial, et qu’elle commença à écrire pour faire comme Anne Frank, «Ma mère a été cachée, enfant, pendant la guerre» précise

«Quand tu écouteras cette chanson » par Lola Lafon. Editions Stock, 253 pages, 19,50 €. Collection « Une nuit au musée »

Lola Lafon «je suis juive» confiet-elle à Ronald Leopold, le directeur du musée et trouvant que ce n’est pas suffisant pour expliquer sa volonté d’écrire ce texte autour d’Anne Frank, elle termine son message d’une pirouette en citant Marguerite Duras: «Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine.»

Du coup, voilà Lola Lafon embarquée à sa demande dans une tentative d’expression de soi ayant en point de mire Anne Frank et son journal. Comment évoquer l’innommable, l’horreur des camps, la monstruosi­té des corps suppliciés? «Souvent pour comprendre, il faut regarder au coeur même du vide» disait le cinéaste Antonioni cité dans «La paix avec les morts» de Rithy Panh et Christophe Bataille. Cette pensée, Lola Lafon qui l’a recopiée dans son carnet avant d’entrer dans la nuit du Musée, et c’est elle qui servira de fil conducteur à sa pensée. La vraie Anne Frank, ce qu’elle suscita, ce que son «Journal» eut comme influence, la place de son père pour le faire exister, sont autant d’éléments narratifs du livre de Lola Lafon.

Réflexion sur la mémoire et l’écriture

Au-delà du récit bouleversa­nt d’un martyr annoncé, «Quand tu écouteras cette chanson» se présente comme une double réflexion sur les arcanes de la mémoire et de l’écriture. «La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvir ou à ignorer» écrit Lola Lafon qui cite en complément Louise Bourgeois: «La mémoire ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous assaille.» Belle pensée que l’autrice s’applique à elle-même et qui vante le refus de discours clairs qui sont ceux des communican­ts, leur préférant «le flou» car c’est lui qui interroge. Louant ces écrivains qui ne prétendent nullement à la limpidité dont Georges Perec chantre de l’expression de l’inquiétude, Lola Lafon en arrive à dire qu’écrire «est un engagement à ferrailler». L’engagement dans l’écriture sa faisant «comme dans une armée imaginaire, où l’on serait à la fois général et aspirant soldat.»

Magnifique et poignant récit où pour reprendre la pensée de Joyce Carol Oates qui montre qu’un écrivain écrit toujours contre l’oubli, ce texte incandesce­nt est aussi une lutte à mort contre les clichés, les idées reçues, les ostracisme­s, les banalités et les approximat­ions, les racismes ordinaires et toutes les tentatives de réduire l’homme à une potentiell­e monade d’un charnier. A ciel ouvert. Parmi les contre-vérités Lola Lafon se plaçant dans le sillage d’Elie Wiesel montre que les survivants et exilés ne sont pas des héros mais «ce sont des épuisés qui font comme si». L’autrice compatissa­nte, et munie d’un stylo-caméra des coeurs souffrants signe un livre puissant, bouleversa­nt, et qui loin de simplement montrer l’horreur plonge au coeur de celle-ci, en signalant la force de la littératur­e pour décrire la source du mal.

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Photo: Stock L’autrice Lola Lafon se présente comme une opposante à son projet d’écriture.
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