L’Absolu dans la poche?
D’ailleurs
Dans les lieux publics, écrit le philosophe Pascal Chabot dans Exister, résister, ce qui dépend de nous, la majorité des personnes interagissent avec leurs smartphones. Cela donne un monde d’humains courbés, extatiques devant le pixel. Distraits de l’ici, nous ne sommes nulle part avec passion». Joignables nuit et jour, nous sommes en passe de devenir les esclaves taillables et corvéables à merci du téléphone portable. Se dérober aux injonctions dont il est le véhicule, c’est prendre le risque de se couper de la société, de rester, comme dirait Homère, «sans parents, sans lois, sans foyer». Ne pas répondre est inhumain, «seuls la bête ou le dieu, comme disait Aristote, pouvant se passer de la société».
Même en vacances ou après le travail, beaucoup d’entre nous sont incapables de se déconnecter de notre aide de camp cybernétique, de délaisser, sans culpabiliser, portable et tablette, de faire l’impasse sur Twitter, Instagram ou Facebook, d’ignorer les mails professionnels ou privés. Ainsi va la condition de l’homme moderne, qui s’auto-condamne à vivre dans un état de «réceptivité» permanente, de disponibilité ou «joignabilité» continue, saturé qu’il est de stimuli technologiques. Cette emprise du portable sur nos vies induit une condition paradoxale de victime consentante, une nouvelle forme de servitude volontaire.
Dans Pleasure, power and technology, la sociologue américaine Sally Hacker va jusqu’à qualifier de «pornotechniques» ces outils qui, non seulement font exploser les catégories vie privée-vie publique, mais pénètrent l’intimité des existences pour les soumettre à une transparence quasi absolue. Et le philosophe italien Maurizio Ferraris, filant la métaphore martiale, voit dans ces prothèses un dispositif d’essence militaire. Dans Mobilisation totale, il rappelle que, né en pleine guerre froide, Internet était à l’origine un système militaire d’espionnage électronique. Transféré à la société civile, le World Wide Web nous fait vivre en permanence dans un état d’urgence et de responsabilité (du lat. respondere, répondre) où, chaque jour, il nous faut «répondre» à une marée de sollicitations, mercantiles, culturelles, professionnelles, personnelles voire importunes (les fameux spams).
Le téléphone fixe était public et, avant l’invention du répondeur, amnésique, tandis que le portable conserve des traces (il est d’ailleurs devenu un élément indispensable dans les procès). En nous interpellant, nous en tant qu’individus, il nous responsabilise, il nous somme de répondre à l’appel, quel qu’il soit. Ne pas répondre serait un vrai acte d’insubordination. L’appel du portable nous fait penser à Levinas, pour qui l’origine de l’éthique n’est pas la loi – le diktat ou l’impératif catégorique kantien –, mais l’autre, qui nous interpelle et nous oblige, fait obligation.
Certes, avec le portable, l’homme dispose pour la première fois d’une bibliothèque, d’une cinémathèque, d’une discothèque infinies. L’Absolu dans la poche, en quelque sorte. La nouvelle transcendance? Voire! Le Web a ceci de contraignant qu’il transforme tout contact en une requête péremptoire qui exige une réponse individuelle. Le mobile mobilise. Et comment? Comme l’illustrent les chiffres que cite Ferraris et qui donnent le vertige: chaque jour, 64 milliards d’e-mails sont échangés, 22 millions de tweets sont lancés, 2 millions de posts publiés. Contrairement à l’impératif kantien qui érige tout sujet moral en législateur, l’«impératif numérique» soumet le sujet à une «norme», parce qu’il est essentiellement quelque chose reçu de l’extérieur, de donné, et non de construit. Cette normativité fait de nous des êtres à disposition, exactement dans le sens de l’existential heideggérien de la «disposibilité» (Befindlichkeit), laquelle est aux antipodes de la «prédisposition» qu’Aristote analysait justement comme hexis, habitus, comportement.
Changement d’ère, changement d’être! Nous vivons désormais sous le régime de l’absolue disponibilité dans tous les sens du terme, et ce 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Dans Qu’est-ce qu’un dispositif?, le philosophe Giorgio Agamben s’interroge sur la nature de ce que son compatriote Ferraris nomme les «ARMI», acronyme pour «Appareils de registration et de mobilisation de l’intentionnalité». Ce faisant, il parle d’aliénation, en se référant ouvertement à ce que l’auteur de Sein und Zeit appelait Gestell, terme que l’on pourrait traduire précisément par «dispositif» ou «arraisonnement». Ce en quoi Agamben ne fait que relayer la traditionnelle critique que la philosophie adresse à la technologie, en ce que celleci est, dans son «aître» (Wesen), i.e. dans son essence, la manifestation ultime de la volonté de puissance qui tend à exercer une domination totale sur l’homme, lequel dès lors n’est plus libre de choisir.