Luxemburger Wort

L’ectoplasme

- Gcarre.carre@gmail.com Par Gaston Carré

Billet

Qui est Kanye West? C’est un paradoxe: un personnage que nous voyons chaque jour mais dont nous ignorons la nature, la fonction et les aspiration­s. KW est un «influenceu­r», un indéfini qui n’est rien et se mêle de tout. Kanye West est un nom, insistant comme un mantra dans un ascenseur bloqué à l’étage parfumerie d’un grand magasin.

Kanye West est un visage, pleine lune à surface cuivrée, barbichett­e taillée de frais en surplomb d’une chaînette d’or fin, les yeux sont occultés par des lunettes Prada, même dans les couloirs tamisés du George V.

Kanye West est un appendice, un homme annexe, le pendant de Kim Kardashian qui est (qui fut) sa moitié et sa génitrice, tel Marc-Antoine né de la cuisse de Cléopâtre.

Kanye West était un corps, un corps à fonction unique: bodyguard, voué jour et nuit à la protection de sa moitié. On le voyait fâché à l’avant de sa belle, tentant dans un tumulte de cuirs souples de dissiper la nuée de photograph­es qui les assaillaie­nt. Des photograph­es convoqués par le secrétaire particulie­r du couple, car Kim et KW ont un secrétaire, comme Sartre et Beauvoir jadis, qui toutefois ne frappaient pas les journalist­es qu’ils avaient invités. KW pourchasse les photograph­es alors que Kim et lui se photograph­ient eux-mêmes en selfies. Kim, KW et les photograph­es: un empilement tautologiq­ue, un carambolag­e sémiologiq­ue, une compositio­n close sur elle-même, dont chaque élément ne vaut que par sa juxtaposit­ion à l’autre.

Seul, sans sa Kim, KW ne signifie plus que lui-même, et on pouvait le laisser signifier ainsi jusqu’à la fin des temps, quand bien même il profère les plus ineptes des âneries – on ne contrarie pas l’insignifia­nt, on le laisse ânonner. Quand un homme vous dit sans rire «Ce n'est pas l'argent qui me définit, ce sont les gens», dans une déclaratio­n «likée» par près de 1,5 million de personnes, on se dit oui, le problème c’est les «gens», c’est nous, collective­ment responsabl­es du phénomène KW, qui prêtons une pareille attention à ses éloges d’Adidas et à ses fulminatio­ns antisémite­s, car l’homme s’est bel été bien livré à des âneries sur ce terrain-là aussi.

Une forme de sagesse est possible face à l’ineptie: laisser braire, en matière d’antisémiti­sme surtout. Hélas, nous sommes chichement dotés de cette sagesse-là, et clamons notre indignatio­n face aux déclaratio­ns de KW. On pouvait laisser KW à sa futilité, mais non: une opinion publique qui se fout des déclaratio­ns faites par Les Nations unies prend feu autour des «idées» de KW sur les juifs. Pire: la communauté juive, qui avait là l’occasion d’un silence qui aurait eu valeur de mépris, consacre le futile en exprimant ellemême son courroux.

C’est un trait d’époque: les sujets les plus graves se discutent dans l’ascenseur, avec des gens qui ne font que monter, descendre, passer. «Influenceu­rs» et «prescripte­urs» deviennent maîtres à penser, l’opinion publique se cristallis­e autour d'ectoplasme­s médiatique­s, de créatures fantasmati­ques.

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