Alice Neel: un siècle à peindre l’injustice
L’exposition au Centre Pompidou met en lumière l’engagement politique et social de la peintre nord-américaine, longtemps ignorée de son vivant.
Alice Neel a écrit «I am the century». Née en 1900 en Pennsylvanie, elle a vu la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale, le combat pour les droits civiques, les droits des femmes et des homosexuels. Elle a peint des centaines de portraits de pauvres, de riches, d’intellectuels, de marginaux, de fous, de femmes et d’enfants: Alice Neel a voulu saisir le Zeitgeist en peignant les gens.
«J’ai décidé de peindre une comédie humaine – comme Balzac l’a fait en littérature», explique-t-elle en 1971, l’année où son travail est enfin reconnu et est exposé au Whitney Museum de New York. Après avoir peint sans relâche dans l’anonymat, c’est seulement à la fin de sa vie que l’artiste connaîtra le succès. C’est d’ailleurs une photographie de la peintre prise en 1984 quelques jours avant sa mort par Robert Mapplethorpe, qui ouvre l'exposition «Alice Neel: un regard engagé ». Un grand tirage en noir et blanc accompagné d’une brève présentation de l’artiste, encore peu connue en France.
Selon Angela Lampe, historienne de l’art et commissaire de l’exposition, «il y a deux explications à son succès tardif: elle partage le sort d’autres artistes femmes qui ont été découvertes tard, mais elle avait d’autres handicaps, comme celui de ne jamais abandonner la peinture figurative, à une période – notamment les années 1950 – où l’art figuratif était considéré comme démodé.»
Après les années dada et surréalistes de la première moitié du XXème siècle, l’heure est en effet à l'expressionnisme abstrait à New York.
Alice Neel, elle, est à contre-courant et peint des portraits: les cadrages sont serrés, les mises en scène minimalistes – dans la rue ou sur un fauteuil –, les fonds colorés sont souvent abstraits et les modèles, peints avec une approche naturaliste, nous fixent presque toujours.
Alice Neel ne fait pas de simples portraits. Outre peindre les gens pour décrire l’époque, elle dit vouloir en saisir «l’essence». Plutôt que de faire des portraits – un terme qu’elle déteste – elle peint des «pictures of people», des «images de gens». Une expression plus fidèle à sa quête de vérité et à sa démarche qu’est de peindre tout le monde et surtout les laissés-pourcompte.
«En politique comme dans la vie j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas», peut-on lire sur un pan de mur rouge de la galerie 3 du musée – une citation de la peintre qui a ellemême connu la misère. Mettre en lumière son engagement contre les injustices est donc le parti pris de cette exposition, structurée autour de deux thématiques: la lutte des classes et la lutte des sexes.
Alice Neel intègre en 1921 la Philadelphia School of Design for Women. A l’été 1924, elle rencontre l’artiste cubain Carlos Enriquez et part avec lui à la Havane deux ans plus tard. C’est là qu’elle sera confrontée à la pauvreté. Une pauvreté d’autant plus extrême qu’elle contraste avec la richesse de sa belle-famille, chez qui le couple vit quelques semaines avant de s’installer dans un quartier plus populaire. «A La Havane, l’extrême pauvreté côtoyait la richesse la plus tapageuse», se souvient l’artiste. La première toile de l'exposition fait référence à cette misère, avec une toile d’un couple de mendiants qu’Alice Neel fit poser dans un hall de la capitale cubaine.
Quand elle rentre à New York en 1927, le krach de Wall Street fait basculer le pays dans ce qu’on appellera la Grande Dépression: en 1932, un quart de la population active est au chômage et la production industrielle s’est écroulée de 50 %. Elle dépeint alors un New-York sombre, peuplé de silhouettes squelettiques errant dans les rues.
C’est à cette période qu’elle se rapproche du parti communiste, par le biais de l’art: elle intègre le Syndicat des artistes qui milite pour obtenir un soutien du gouvernement, puis adhère au parti en 1935.
S’élevant contre les injustices, elle a même été politiquement active en participant à des manifestations: en 1950 contre l'erreur judiciaire condamnant à mort un homme noir du Mississipi pour le viol d’une femme blanche, événement qu’il lui inspirera un tableau; en 1968 contre l’absence de femmes et d’artistes afroaméricains au sein d’une exposition au Whitney Museum; ou encore en 1971 contre la responsabilité du président du MoMA, Nelson Rockefeller, dans les émeutes raciales de la prison d’Attica.
«Mais les peintures sur des événements politiques sont des exceptions», explique la commissaire de l’exposition, «car elle a besoin du
Peindre avec engagement
filtre intimiste et du vécu des gens. Un portrait en soi n’est a priori pas politique, c’est la manière dont elle le conçoit qui lui confère une dimension politique», conclut Angela Lampe. L’historienne de l’art établit volontiers un parallèle entre le réalisateur Jean-Luc Godard qui ne voulait pas tourner des films politiques mais tourner politiquement et la peintre américaine qui selon elle, «peint avec engagement».
«Son premier geste politique est cette façon de cadrer ses modèles de façon très serrée, qui est un moyen de nous confronter à ses vies miséreuses. On ne peut pas échapper à cette frontalité: elle nous met le nez sur ses modèles qui nous regardent souvent d’un air abattu ou las. La dureté de la vie se reflète dans ses portraits», décrit Angela Lampe.
Une «collectionneuse d’âmes»
Alice Neel se disait «collectionneuse d’âmes». Elle s’intéresse aux vies de chacun et chacune, discute avec ses modèles et les observe: «Quand je parle à la personne avant de peindre, elle prend inconsciemment sa pose la plus caractéristique, qui, en quelque sorte, implique tout son caractère et son statut social – ce que le monde lui a fait et sa manière de riposter», at-elle confié à l’historienne de l’art Patricia Hills à la fin de sa vie.
Des familles espagnoles, un portoricain dans les rues de Harlem, des membres du parti communistes, un chauffeur de taxi, un tuberculeux… Les portraits se succèdent, mais ne provoquent pas de sentiment de malaise ou d’impression voyeuriste chez le spectateur. Les personnes qu’elle peint sont certes mises à nu – parfois littéralement – mais gardent toujours une forme de dignité. Alice Neel crée une forme de complicité avec ses modèles que l’on perçoit en tant que spectateur.
Si on sent son regard bienveillant sur ses toiles, une forme d’humour s’en dégage aussi. «On le sait notamment par ses fils: Alice Neel était très drôle», confirme Angela Lampe. L’archive de son passage dans l’émission américaine The
Tonight Show présenté par John Carson l’atteste. Elle a 84 ans et le public rit aux éclats face à ses traits d’esprit ou à son autodérision: «j’ai l’air d’un cafard qui s’est fait marcher dessus», plaisante Alice Neel.
«Elle n’avait pas peur de se moquer», explique la commissaire de l’exposition. Elle moque notamment la virilité masculine, comme lorsqu’elle peint Joe Gould, un écrivain vagabond et excentrique qui prétend avoir écrit le livre le plus long du monde, et lui affuble une multitude de pénis. Elle préfère montrer des femmes dans des postures dominantes, qu’on pourrait attribuer à des attitudes masculines, comme une prostituée sadomasochiste à l’air conquérant ou une militante marxiste affalée avec nonchalance dans un fauteuil, le bras droit relevé qui laisse apparaître les poils de ses aisselles.
C’est d’ailleurs l’un des aspects de son travail qui résonne le plus aujourd’hui: la lutte contre le système patriarcal. «Les femmes devraient avoir pour objectif de mettre fin à la vie insultante et restrictive à laquelle elles ont été et sont soumises. Peut-être l’ennemi n’estil pas l’homme mais le système lui-même qui encourage aussi les hommes à s’opprimer les uns les autres», écrit Alice Neel en 1972.
Elle est devenue une icône féministe. «C’est une combattante. Elle était mère célibataire et vivait de l’aide sociale mais c’était une femme forte et surtout très libre qui n’a eu de compte à rendre à personne», explique Angela Lampe.
Pour comprendre sa peinture et ses sujets, il est difficile de ne pas penser aux événements traumatiques qu’elle a vécu. Sa première fille meurt à l’âge d’un an de diphtérie, la deuxième lui est retirée par son père sous prétexte de sa fragilité psychologique. Des tentatives de suicides et un séjour en hôpital psychiatrique s’ensuivront. Elle éleva seule ses deux fils, encore en vie aujourd’hui.
C’est peut-être de ces événements que découle ce regard si bienveillant qu’elle pose sur les femmes qu’elle peint. «Elle a un regard très personnel sur le corps des femmes, ce ne sont pas des portraits de mannequins. Elle montre des corps sans concession, qui ne sont pas érotisés ou embellis», poursuit la commissaire de l’exposition. Les visages sont cernés et les corps charnus, comme celui de «Ruth Nude», peint en 1964. Alice Neel la fait poser nue, assise, bras et jambes écartées, l’air assuré.
Elle fait également partie des rares artistes à s’être intéressé à la grossesse, là encore sans concession. Elle montre des ventres et des seins qui explosent, des regards fatigués. Elle le justifie ainsi à une journaliste en 1974: «il me semble que donner une image complète de la femme sans y inclure la grossesse est sans intérêt. Ça revient à traiter la femme comme un objet sexuel. Or le sexe n’est pas sans conséquence.»
Un autre thème dont elle s’est emparée avec toujours autant de pertinence est celui des violences conjugales. «Peggy» représente une femme allongée qui nous regarde. Sa peau claire est marquée de bleus et d’égratignures et ses longs bras frêles sont repliés vers son visage, comme pour se protéger.
Un commentaire saisissant de l’artiste accompagne ce tableau aux couleurs criardes: «En 1943, quand je vivais à Spanish Harlem, j’ai rencontré Aef Grattama, qui a construit des étagères pour mes tableaux. C’était un homme très intelligent mais un terrible ivrogne... Peggy était sa petite amie... Ils avaient l’habitude de sortir se soûler ensemble et quand elle posait pour moi, elle me faisait toujours remarquer: ,Aef a dit que ce n’est pas lui qui a fait ça.’ Elle n’avait ,aucun bleu’ sur son oeil au beurre noir… Un soir, elle a pris des somnifères, Aef est rentré tard, ivre mort, et il a dormi toute la nuit avec le cadavre – sans réaliser qu'elle était morte.»
«On sent bien qu’elle a quelque chose à dire aujourd’hui, elle est dans l’air du temps», relève Angela Lampe. Quasi anonyme de son vivant, Alice Neel a définitivement trouvé son public. L’exposition accueille 2.500 visiteurs par jour à Paris – soit plus que la rétrospective de Gérard Garouste, qui occupe actuellement tout le dernier étage du centre Pompidou – et voyagera ensuite à Londres puis à Oslo.
«Quand un portrait est réussi, il reflète la culture, l’époque et beaucoup d’autres choses», a dit Alice Neel. Il est d’autant mieux réussi quand il raisonne encore, 50 ans plus tard.
Une icône féministe
Alice Neel, Un regard engagé, jusqu'au 16 janvier au Centre Pompidou à Paris. www.centrepompidou.fr