Le Citoyen selon Rousseau, ou la politique contre la société
Trois figures politiques de l’homme de l’âge moderne (première partie)
En philosophie politique on admet en général que chaque type de pouvoir politique repose sur une anthropologie, c’est-à-dire sur une image des caractéristiques supposées définir les individus de la communauté en question en tant qu’ils sont les sujets (au sens actif et passif du terme) de ce pouvoir. C’est l’intériorisation plus ou moins réussie de cette image par les individus de la communauté concernée qui permet au pouvoir de légitimer (ou non) ses actions en en appelant à elle. Selon les cas, cette image est un présupposé implicite ou est «théorisée» de manière réflexive. Dans les sociétés modernes (mais pas uniquement) c’est la deuxième situation qui prévaut.
Je prends le terme de «modernité» ici au sens où il est employé par les historiens c’est-à-dire comme désignant la période historique qui s’ouvre avec les Lumières et dans laquelle nous continuons à vivre. Politiquement, la modernité est distendue entre deux types antagonistes de pouvoir politique: le pôle de la démocratie représentative d’un côté, celui des pouvoirs antidémocratiques de l’autre. Le deuxième pôle comporte plusieurs variantes: les pouvoirs autoritaires, autocratiques, oligarchiques et – leur variante extrême – totalitaires. A ce spectre bipolaire correspondent trois figures politiques de l’homme. Il y a d’abord le Citoyen, figure héroïque sur laquelle se fonde la possibilité de la République parfaite telle que la pense Rousseau au XVIIIe siècle et que la Révolution française (surtout dans sa variante robespierrienne) fera (en partie) sienne. La deuxième figure est celle de l’homme de masse qui a été façonné consciemment par les pouvoirs autocratiques (par exemple le pouvoir franquiste ou salazariste) et totalitaires (fascisme et communisme) contre le citoyen républicain. L’écrivain Hermann Broch, dans sa «Theorie des Massenwahns» a livré une des analyses les plus perspicaces de cette figure de l’homme. La troisième figure enfin est l’homme du commun, par quoi j’entendrai ici l’individu humain empirique réel avec ses traits biologiques, psychiques et sociaux plus ou moins constants tout au long de l’histoire et à travers la plupart des contextes culturels. James Joyce dans Ulysses a développé la phénoménologie la plus fine de ce Jedermann, à travers les figures de Leopold et Molly Bloom et accessoirement à travers Stephen Dedalus. L’homme du commun se distingue du Citoyen en ce qu’il n’est pas un sujet politique idéal mais un individu social imparfait; et il se distingue de l’homme de masse, en ce que l’humanité commune qui l’habite l’immunise contre les sirènes de l’homme de masse.
Le Citoyen et la République
Le Citoyen de Rousseau est considéré par beaucoup de philosophes du politique, et plus encore par les non-spécialistes, comme ayant établi le modèle idéal du sujet politique démocratique, le citoyen. La réalité est plus compliquée.
Pour comprendre la nature réelle du Citoyen rousseauiste et celle du régime politique dont il est le sujet politique (fantasmé), il faut partir de la théorie du contrat social, donc du passage de l’état de nature à l’état civil, qui instaure ce que Rousseau appelle la «volonté générale» en tant que réalité propre, irréductible à l’agrégation des préférences et des volontés individuelles dont pourtant elle est issue empiriquement (puisque par définition, avant le contrat il n’existait que des préférences et volontés individuelles). La volonté générale fait émerger une réalité d’un ordre supérieur aux individus: la société, ce «corps moral et collectif» qui reçoit du contrat social «son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté». La conception rousseauiste du Citoyen est donc corrélée à une conception holiste de la société.
Mais si la République comme volonté générale est irréductible à la somme des préférences et volontés des individus empiriques concrets dont elle émerge, alors ceux qui portent le contrat doivent eux aussi être irréductibles aux individus concrets, aux hommes de l’état de nature qui ont donné naissance à la société par le contrat social. Le législateur, qui institue les lois fondamentales de la société «doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être». C’est bien d’une transmutation de la nature de l’homme qu’il s’agit, et ceci permet de comprendre pourquoi, une fois que les individus ont contracté avec le Souverain ils n’ont plus la possibilité de le contester: ils ont (librement) aliéné leur volonté particulière et donc leur liberté naturelle au Souverain, même
si, ajoute Rousseau, cette liberté leur est rendue comme liberté civile, c’est-à-dire garantie par les lois et indépendante de leurs forces naturelles respectives.
Le portrait rousseauiste du Citoyen
À quoi ressemblerait un individu humain qui serait conforme à l’image idéale du Citoyen selon Rousseau? C’est dans les nombreuses descriptions qu’il consacre aux Républiques antiques et tout particulièrement à Sparte qu’on trouve les indications les plus intéressantes. Ainsi, dans la Lettre à Monsieur d’Alembert sur les spectacles – sa réponse à l’article «Genève» de l’Encyclopédie rédigé par d’Alembert – il trace un portrait révélateur du citoyen de Sparte. D’Alembert, critiquant le rigorisme moral des pasteurs genevois, avait plaidé pour une ouverture de la ville aux plaisirs de l’art théâtral. Rousseau conseille aux citoyens et autorités de Genève de refuser la construction d’un théâtre et de prendre exemple sur Sparte dans leur politique culturelle. Le Spartiate, lorsqu’il lui arrivait de se retrouver «parmi les beauxarts» d’Athènes ou «au sein du luxe et de la mollesse» de Suse, était «ennuyé» et «soupirait après ses grossiers festins et ses fatigants exercices»: «C’est à Sparte que dans une laborieuse oisiveté, tout était plaisir et spectacle; c’est là que les plus rudes travaux passaient pour des récréations, et que les moindres délassements formaient une instruction publique; c’est là que les citoyens, continuellement assemblés, consacraient la vie entière à des amusements qui faisaient la grande affaire de l’État, et à des jeux dont on ne se délassait qu’à la guerre.»
Autrement dit, les seules attaches que cultive le Citoyen sont celles qui le lient à la République. Ainsi, les liens familiaux sont totalement absents du portrait que Rousseau dresse. Le Citoyen étant toujours homme (il n’y a pas de Citoyenne chez Rousseau) et sa seule attache étant la République, il est en quelque sorte ontologiquement célibataire, même si empiriquement il lui arrive d’«avoir» femme et enfants. Et ce qui disqualifie la famille pour faire partie de l’ordre politique, disqualifie plus généralement tous les intermédiaires qui pourraient s’interposer entre le Citoyen et la Volonté générale. En effet, tout groupe qui s’interposerait, par exemple un parti politique, ne pourrait qu’exprimer des intérêts particuliers. Or, toute expression d’un intérêt particulier fausse l’expression de la volonté générale. Même la communication entre Citoyens n’est pas souhaitable en toute circonstance: pour garantir que les décisions politiques soient réellement l’expression de la volonté générale, l’idéal serait que pour tout ce qui touche à ce processus décisionnel les citoyens n’aient «aucune communication en eux». Inutile de préciser que tout cela nous éloigne beaucoup des démocraties dans lesquelles nous vivons. J’y reviendrai un peu plus loin.
L’introuvable République rousseauiste
Il faut d’abord noter un autre point. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour Rousseau la République est chose du passé: «Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé chez les modernes; la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la Cité.» Pourquoi ce destin? A-t-il été la conséquence de circonstances défavorables extérieures ayant pris le dessus? Rousseau donne des indications en ce sens, mais dans d’autres passages il soutient que la décadence politique est une évolution historique inéluctable, due au fait qu’au fil du temps la volonté générale est de plus en plus concurrencée par des intérêts particuliers qui finissent par précipiter la République vers la mort. Dans Du contrat social un chapitre s’intitule de manière révélatrice: «De la mort du corps politique». Rousseau y affirme que la décadence est «la pente naturelle et inévitable» des gouvernements et par extrapolation du corps politique comme tel. Comme le corps humain, il vieillit et finit par mourir: «Le mieux constitué finira, mais plus tard qu’un autre, si nul accident imprévu n’amène sa perte.»
Pourquoi cette vision pessimiste alors que l’époque dans laquelle vivait Rousseau, était celle d’une grande effervescence autour de la question de la démocratie comme avenir souhaitable, et que c’est certainement aussi cette effervescence qui l’amena à écrire ses grands textes politiques? Il y sans doute plusieurs raisons.
République, démocratie et nation
La première raison du pessimisme de Rousseau est que la théorie du contrat social n’est pas une théorie de la démocratie, mais une théorie de la République. Or, selon Rousseau la République est compatible avec plusieurs formes de gouvernement différentes: la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Cela tient au fait que le type de gouvernement – dont la forme définit le régime politique – n’est pas la République, donc le Souverain instauré par le contrat social. Il n’en est qu’une émanation: il est le «ministre» qui se borne à exécuter la volonté générale. Quelle que soit la forme du gouvernement, aussi longtemps que la souveraineté est respectée (ce qui implique notamment l’égalité de tous devant la loi), les conditions de la République sont remplies. Rousseau était certes d’avis que dans l’abstrait la démocratie était la forme de gouvernement la plus parfaite, mais selon lui elle était irréalisable: «S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes». D’où sa préférence pour un gouvernement d’aristocratie élective.
En deuxième lieu pour Rousseau il n’y a de démocratie que directe. Toute démocratie représentative abolit la souveraineté du peuple « … à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre; il n’est plus.» Or, l’essentiel des autres penseurs politiques progressistes de son époque pensaient la démocratie en termes de démocratie représentative, donc sous une forme que Rousseau pensait incompatible avec la République et qui devait donc être rejetée. S’il vivait aujourd’hui il dirait que la démocratie représentative n’est qu’une démocratie formelle, et pas une démocratie réelle.
En troisième lieu, la République de Rousseau est une société fermée, alors que les Lumières se caractérisent de manière prédominante par une attitude cosmopolite, une dimension typique de l’idéal d’une société ouverte (Karl Popper). Selon Rousseau la République ne peut s’épanouir que dans un cadre national, car ce sont les institutions nationales «qui forment le génie, le caractère, les goûts et les moeurs d’un peuple», qui unifient l’opinion et qui donc constituent les conditions de possibilité de toute volonté générale authentique. Pour s’épanouir il faut qu’elle se protège de toute contamination par ce qui extérieur à la communauté. Elle doit en particulier refuser tout mélange avec des allogènes : la volonté générale de la Cité ne peuvent se construire que dans une démarche ségrégationniste assumée.
Or, conclut Rousseau, l’amour de la patrie n’existe plus et par conséquent il n’y a plus non plus de véritable «nation»: «Il n 'y a plus aujourd’hui de François, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes moeurs, parce qu’aucun n’a reçu de formes nationales par une institution particulière. Tous dans les mêmes circonstances, feront les mêmes choses; tous se diront désintéressés et seront fripons; tous parleront du bien public et ne penseront qu’à eux-mêmes…».
Deux présupposés problématiques
La pensée de la République et du Citoyen de Rousseau est évidemment bien plus complexe que ce que j’ai pu en dire ici, et il est possible de la lire de multiples façons selon les éléments qu’on prend en compte. Il n’empêche que malgré son originalité et la rigueur de son argumentation, elle comporte deux aspects problématiques.
Le premier concerne la promotion de la notion de nation. Loin d’être une conception d’un passé héroïque à jamais révolu, comme Rousseau le pensait, c’est au XVIIIe siècle que l’idée de nation commença à produire ses fruits. Elle déterminera en grande partie le destin des peuples européens pendant les deux siècles suivants, notamment à partir de la révolution française (qui s’inspirera du Contrat Social ) et de l’impérialisme napoléonien. Et au XXe siècle elle sera directement liée aux deux plus grandes catastrophes guerrières que le continent ait connu durant son histoire (jusqu’à ce jour du moins). A l’inverse, l’idée d’une unité européenne mitigeant les antagonismes entre nations et développant l’ouverture aux autres est sans doute ce qui a évité à l’Europe après 1945 de se retrouver pris dans un nouveau cycle d’affrontements interétatiques (même si la glaciation soviétique de l’Est et la Guerre froide ont sans doute aussi joué un rôle important).
Le deuxième est d’avoir cru que l’homme social était malléable sans limites grâce à l’ingénierie sociale. D’où une vision absolutiste de la République idéale où les individus (mâles) ne seraient que Citoyens. Il a sous-estimé la résilience des individus concrets, et surtout le caractère irréductible des relations sociales privées (famille), et plus généralement de proximité, ainsi que l’impossibilité de les contourner en instaurant un face à face entre le Citoyen et la volonté générale. Certes la fiction du contrat social n’était pas pensée par Rousseau comme décrivant la naissance historique des sociétés, mais sa fiction a eu des conséquences au niveau de ce qu’il pensait être la structure fondamentale de la société politique, qui selon lui ne connaît que deux protagonistes: le Citoyen et le Souverain. Sociologiquement irréaliste, cette conception n’en a pas moins nourri de nombreux programmes d’ingénierie sociale des États modernes, avec des conséquences rarement positives et parfois catastrophiques.
* Jean-Marie Schaeffer est directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l'Academia Europaea et directeur d'études à l'EHESS.
La deuxième partie de cette analyse parlera de l'homme de masse.