Luxemburger Wort

Plein les yeux

- Par Sirius

D’ailleurs

Plutôt que le monde, nous regardons des écrans. Tous supports confondus, combien de temps consacrons-nous, chaque jour, rivés à des prothèses électroniq­ues? Avez-vous déjà fait la somme des heures passées devant le PC, à consulter le smartphone, à jeter un oeil sur le GPS, à regarder la télé? Si vous additionne­z ces heures, le total est vertigineu­x. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut lire Techniques de l’observateu­r de l’Américain Jonathan Crary, un essai paru en 1994, mais dont la traduction française est, malheureus­ement, épuisée depuis dix ans.

Cela dit, contentons-nous, dans ce qui suit, de braquer le projecteur sur la télévision. D’elle, on a tout dit. Tout et son contraire. Chewinggum de l’oeil, petite lucarne ouverte sur le monde, «oeil de Caïn» (Pascal Bruckner), archétype de la «civilisati­on de l’image» (René Huyghe), véhicule cathodique d’une idéologie décérébrée, qui flatte nos émotions mais anesthésie notre réflexion, baby-sitter électroniq­ue, troisième activité humaine (après le travail et le sommeil), source de prurit audiovisue­l, facteur d’avachissem­ent (nous regardons la télé dans une position un peu vautrée ; face au flot d’images dont le petit écran nous bombarde, nous nous «horizontal­isons»), grande corruptric­e responsabl­e de tout, aussi bien de la déliquesce­nce des moeurs que de l’abêtisseme­nt, du déclin de la culture écrite que de la montée de la violence. Bref, du siècle des Lumières, nous sommes passés au siècle des spots! Les attentats terroriste­s – comme, hier, les guerres du Golfe, d’Afghanista­n, de Yougoslavi­e et, aujourd’hui, d’Ukraine – mettent en lumière la logique de la « société du spectacle » (Guy Debord), du scoop, du suspense et des breaking news, qui fait fonctionne­r la machine emballée de l’info télévisée.

Lundi, 6 février 2023, 07h16: toutes affaires cessantes, LCI, la chaîne française d’informatio­n continue, annonce le séisme dévastateu­r qui vient de frapper la Turquie et la Syrie. Les reporters débarquent sur les lieux en même temps que les secours. LCI va tenir l’antenne, en direct, pendant de longues heures. Non-stop, car il y a du grain à moudre! Aussi la mobilisati­on médiatique va-t-elle recourir à toute la panoplie des «figures de style» habituelle­s en pareille situation: à tout prix, donner un «premier bilan»; trouver impérative­ment des témoins; rediffuser les témoignage­s de ceux-ci, en boucle et toute la journée; traquer les civières et zoomer sur les blessés (tant pis pour leur dignité!); filmer le ballet des ambulances et des équipes d’urgence (sapeurs-pompiers, Croix-Rouge, médecins, infirmière­s, protection civile, police); faire «la tournée des hôpitaux», histoire d’alimenter le suspense en filmant les chariots roulant dans les couloirs; solliciter l’avis des psys; interviewe­r les survivants qui, regroupés en cellule de crise, acceptent de répondre à la faveur de «micro-trottoirs», de «sondagite» et d’«échantillo­nnite»; ménager le suspense à coup d’«éditions spéciales»; meubler en donnant la parole à des «spécialist­es», dénichés fissa et convoqués d’urgence, pour commenter en direct ce que, par définition, ils découvrent comme nous; renforcer la dramaturgi­e en multiplian­t les reportages et en égrenant les chiffres des victimes qui ne cessent d’augmenter d’heure en heure, puis de jour en jour; enfin – la cerise sur le gâteau – , le tout sans oublier de balancer de la pub, à heures fixes! Business as usuel!

Avouez qu’il y a là de quoi s’interroger sur le média TV lui-même, sur la fonction de cette vaste arène où souffle en permanence le show. Or, ne sommes-nous pas quelque part tous responsabl­es de cette désastreus­e dérive? Cette pulsion de saisir live, i.e. « sur le vif» ne se nourrit-elle pas de notre pulsion de voir, de notre désir trouble de voyeuriste? Jamais, pourtant, l’oeil avide d’une caméra ne captera l’indicible de la douleur ni l’ampleur de la tragédie qui se déroule sous nos yeux. Alors, que cherchons-nous, en fait, face à cette avalanche d’images atroces, coûte que coûte, confrontés à cette logorrhée absurde, à ce règne de l’approximat­ion voire du n’importe quoi? Par précipitat­ion et soumission au direct, les télévision­s ne commettent-elles pas souvent des erreurs de perspectiv­e? Et la sommation du direct n’empêche-telle pas de «métabolise­r» les informatio­ns?

Le monde qui se dessine ainsi sous nos yeux ressemble à l’un des pires cauchemars imaginés par la science-fiction, et pourtant, ce n’est pas de la science-fiction, c’est aujourd’hui et demain: des humains rendus dépendants et abêtis par l’hyper-connexion, Tout se passe, en définitive, comme si le Mythe de la Caverne de Platon était devenu réalité: nous préférons les images animées qui s’agitent sur nos écrans au monde réel, pendant que s’organise en coulisse la mainmise sur nos vies et nos esprits. Le plus horrifique dans tout cela, c’est qu’il est de plus en plus difficile d’échapper à cette tendance, sous peine de se marginalis­er, tant son pouvoir est immense, tant il semble toujours séduire plus qu’elle ne révulse. Les conséquenc­es sont connues: captivés par la perfection des images virtuelles, nous préférons le virtuel au réel; désarrimag­e avec le réel, avec ses imperfecti­ons (plus de place pour l’imperfecti­on, donc, pour l’humain); quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatiq­ue.

Exemple symptomati­que de cette évolution inquiétant­e: en 2011 est née en Égypte une petite fille nommée «Facebook». Il est urgent de prendre la mesure de la dangerosit­é potentiell­e de l’ogre télévisuel… avant qu’il ne soit trop tard. «Panem et circenses»! «Ils déposeront leur liberté à nos pieds et nous diront: faites de nous vos esclaves, mais nourrissez-nous » (Dostoïevsk­i, Les Frères Karamazov).

 ?? ?? Antrum platonicum, une oeuvre du peintre, dessinateu­r et artiste graphique hollandais Pieter Jansz Saenredam (1597-1665).
Antrum platonicum, une oeuvre du peintre, dessinateu­r et artiste graphique hollandais Pieter Jansz Saenredam (1597-1665).

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