Une pionnière de l’afro-féminisme
La peintre afro-américaine Faith Ringgold, qui a peint la lutte pour les droits civiques et dénoncé les violences racistes et sexistes, fait l’objet d’une rétrospective au musée Picasso à Paris
Je voulais montrer qu’il y avait des Noirs quand Picasso, Monet et Matisse faisaient de l’art. Je voulais montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire.» Faith Ringgold a non seulement sa place au sein de l’histoire mais elle l’a aussi trouvée au sein du musée Picasso à Paris. Un choix symboliquement fort.
Femme noire et militante née en 1930 dans une Amérique en pleine ségrégation, son travail a été longtemps dénigré mais fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années aux États-Unis. Sa première rétrospective a eu lieu l’année dernière au New Museum de New York. Et si elle est aujourd’hui exposée à Paris, c’est grâce à Cécile Debray, nommée par Emmanuel Macron à la tête du musée Picasso en octobre 2021.
«Tout ce que j’essaie de construire en ce moment, c’est une interrogation sur la réception du travail de Picasso et sur la manière dont son héritage est encore vivant aujourd’hui, y compris à travers les débats, même les plus critiques», explique la directrice du musée et commissaire de l’exposition. Elle fait référence aux nombreuses critiques qui ont émergées vis-àvis du peintre avec #Metoo. En juin 2021, des féministes organisaient une manifestation en plein coeur du musée Picasso de Barcelone, pour dénoncer «un artiste agresseur de femmes». Cette même année que le podcast «Vénus s’épilait-elle la chatte?» de Julie Beauzac revient sur la misogynie, la toxicité et la violence du peintre avec ses modèles dans l’épisode «Picasso, séparer l’homme de l’artiste». Il a été écouté plus de 250.000 fois et a reçu plusieurs prix.
«Picasso favori, l’immense Guernica»
Faith Ringgold aussi était critique, dès les années 1960, à l’égard du peintre: «Elle ne dit pas homme toxique, car elle n’a pas le vocabulaire d’aujourd’hui mais elle le qualifie de coureur de jupons», explique Cécile Debray. L’historienne de l’art trouve sa posture intéressante: «Elle est capable de remettre en cause la prééminence des artistes masculins largement représentés dans les musées alors que les femmes ne le sont pas – et qui plus est les femmes noires – tout en étant capable de dire que Picasso est un artiste qui l’a marquée.» C’est cette posture que la nouvelle directrice aimerait faire adopter au musée: «être à la fois assez à l’aise avec cette critique et mettre en évidence la complexité et la force de l’oeuvre de Picasso.»
S’il s’agit bien d’une rétrospective du travail de Faith Ringgold et non d’un dialogue avec Picasso, l’inspiration et les références au peintre espagnol sautent aux yeux, parfois avec humour, quand l’artiste afro-américaine va jusqu’à le glisser dans une toile. Dans Picasso’s Studio (voir la Une), il est représenté en train de peindre torse nu dans son atelier une femme noire qui pose nue devant l’un de ses tableaux les plus connus, Les demoiselles d’Avignon. On y voit aussi des masques africains. «Elle émet une critique assez complice en disant: Voilà, tu t’es toujours défendu en niant l’influence de l’art africain. Mais en fait, on sait très bien que tu as beaucoup puisé dans l’art africain.’» explique la commissaire de l’exposition.
Peintre militante, elle veut représenter la société américaine et les tensions raciales, qui atteindront leur paroxysme en 1967. L’adoption en juillet 1964 de la loi sur les droits civiques met fin à la ségrégation aux États-Unis, mais pas au chômage, à la pauvreté, à la discrimination à l’emploi ou à l’accessibilité au logement des Noirs. Ces inégalités persistantes suscitent des tensions violentes: plus de 150 émeutes ont eu lieu dans plusieurs villes rien que pendant l’année 1967.
Le Long Hot Summer marque le point d’orgue de ces violences que Faith Ringgold représente dans sa toile Die, une référence sans équivoque à son «Picasso favori, l’immense Guernica» que l’artiste admire longuement au Moma à New York. On y voit une scène de massacre entre des femmes et des hommes noirs et blancs, du sang, un revolver, un couteau et des visages horrifiés. Le style est pop, coloré, graphique – le pop art d’Andy Warhol et Roy Lichtenstein est alors en plein boom – jusqu’à en être, paradoxalement, joyeux. «Faith Ringgold a un côté joyeux, presque chrétien», confirme Cécile Debray. «Les femmes et les hommes, qu’ils soient noirs ou blancs sont habillés de la même façon, c’est une manière subliminale de faire de ce tableau une allégorie de ce même peuple en train de se déchirer. Mais on y voit aussi un enfant noir et un enfant blanc qui se protègent l’un l’autre. Ils représentent l’avenir et son optimisme viscéral.»
Son engagement politique a nui à sa reconnaissance: «L’abstraction dominait dans les années 1960, malgré la révolution qui avait lieu dans la rue. C’était un art froid, sans émotion, sans militantisme, qui ne parlait de rien. L’art militant était méprisé pour être naïf, voire vulgaire», explique la peintre en 1995. Pour elle, au contraire, «l’art enregistre l’histoire et rend compte du présent». C’est donc dans un esprit sociologique, voire balzacien de la comédie humaine, qu’elle peint une série de portraits de femmes et d’hommes, noirs et blancs et commente l’American way of life au regard des mouvements des droits civiques. Les «Charlie», le terme argotique qu’emploient les AfricainsAméricains pour désigner les Blancs, et ses pairs, sont placés dans diverses situations postségrégation où les tensions et les non-dits racistes sont palpables: le sourire condescendant d’un Blanc (American People Series #6: Mr. Charlie, 1964), l’accueil glacial de nouveaux voisins noirs (American People Series 73: Neighbors, 1963), la ségrégation ordinaire du monde professionnel (American People Series #5: Watching and Waiting, 1963). C’est dans ce cadre qu’elle fait son autoportrait, l’air fier et assuré en signe de légitimité de son appartenance au monde de l’art.
Son engagement artistique et politique l’amène à réaliser des affiches militantes pour le mouvement Black Power. La plus diffusée, United States of Attica, commémore le drame de la mutinerie des détenus de la prison d’At
tica qui a fini dans un bain de sang. Elle dresse une grande carte des États-Unis et y indique tous les événements violents qui ont marqué les États-Unis depuis leur création: du massacre des indiens aux émeutes raciales.
Un art correspondant à mon identité de femme noire
Dans les années 1970, l’artiste militante trouve une nouvelle forme d’expression par l’usage du tissu: «J’ai découvert mes racines dans l’art africain et j’ai commencé à peindre et à créer un art correspondant à mon identité de femme noire», raconte Faith Ringgold. Lors d’un voyage à Amsterdam en 1972, elle découvre au Rijksmuseum la collection de peintures sur tissu népalaises et tibétaines des XIVème et XVème siècles, des «tankas», qui lui inspirent la suite Slave Rape (1972), sa première série de peintures sur tissu. Cette découverte entame une collaboration avec sa mère Willie Posey, qui assemble et coud les bordures décoratives. Les peintures représentent des femmes africaines nues, peintes selon le style expressif de Faith Ringgold, avec des paysages en arrière-plan dont la mise en scène rappelle les photographies coloniales. Les titres de ses tankas – qui abordent frontalement la question de l’esclavage et de la condition féminine – sont forts et prennent la forme d’injonctions, voire de slogans: Fear will make you weak, Run you might get away, Fight to save your life.
Une dizaine d’années plus tard, sa recherche autour du tissu l’amène à revisiter le quilt, un couvre-lit matelassé, issu d’une pratique féminine ancestrale afro-américaine pour véhiculer des récits. «Les femmes s’asseyaient en cercle et cousaient, tout en discutant et racontant des histoires» explique Faith Ringgold dans Ouvrir les portes. Conversation avec Faith Ringgold en 2022. Ses quilts lui permettent de se raconter, via un personnage fictif, Willa Marie Simone, une femme noire qu’elle dit être son alter ego. C’est aussi une plongée dans l’histoire, car elle dépeint le Paris des années 1920, «le Paris de la Renaissance de Harlem, c’est à dire celui d’Hemingway, de Gertrude Stein, du jazz, du Paris mythique pour les Américains», explique Cécile Debray. Car si ce mouvement artistique et intellectuel du renouveau de la culture afro-américaine dans l’entre-guerre est né et s’est développé à Harlem, beaucoup de ces artistes ont été attirés par la liberté offerte par la capitale française. Son personnage fictif fait partie de ceux-là.
La peinture est au centre et est bordée d’un texte manuscrit qui met en scène cette jeune femme dans diverses situations: en robe de mariée sur un pont à Paris et fuyant son futur mari, au café des Artistes sur le boulevard SaintGermain en compagnie d’artistes comme Paul Gauguin, Henri de Toulouse-Lautrec ou Vincent Van Gogh. Ce dernier est également représenté dans The Sunflowers Quilting Bee At Arles, où l’on voit une tablée de femmes afroaméricaines en train de confectionner un quilt au milieu d’un champ de tournesols. Une composition qui évoque la Cène, de Léonard de Vinci. Sur la droite, debout et en retrait est peint Vincent Van Gogh, un vase de tournesols à la main. Au centre, Harriet Tubman, une militante du 19ème siècle en faveur de l’abolition de l’esclavage évoque la présence du peintre «qu’il parte, il me rappelle les marchands d’esclaves» puis résume la vie de toutes ces femmes: «Nous ne sommes pas encore toutes libres, malgré toutes les lois qui sont passées. Sojourner se bat pour les droits des femmes. Fannie pour que les électrices s’inscrivent sur les listes. Ella et Rosa défendent les droits civiques. Ida s’occupe des hommes qui se font lyncher. Mary Bethune s’occupe de l’éducation de nos petits, et Madame gagne de l’argent en s’occupant de nos coiffures et en nous donnant des emplois. Seigneur! Il est certain que nous sommes occupées». Faith Ringgold explique avoir voulu «aborder [dans ce quilt] la question de la négritude, de l’Europe, de la France».
L’usage du quilt est fort en symboles pour cette artiste engagée: il lui permet se raconter, d’exprimer ses convictions, de renouer avec ses racines et revêt également une haute valeur féministe, comme l’explique Faith Ringgold: «Les quilts étaient tout simplement beaucoup plus faciles à manipuler, à expédier et à transporter. Personne ne voulait payer les frais de port, et les grandes toiles tendues ne seraient pas passées dans les escaliers ni entrées dans un taxi. Avec les quilts, je pouvais pratiquer la peinture, mais je pouvais aussi les rouler et les transporter avec moi. Je n’avais pas besoin d’attendre que mon mari rentre du travail et m’aide à les descendre dans les escaliers.»
Faith Ringgold au musée Picasso, c’est selon Cécile Debray une double reconnaissance pour l’artiste âgée de 92 ans: «elle est très heureuse parce qu’elle éprouve à la fois une forte admiration pour Picasso et qu’elle adore Paris. Chez les New Yorkais de Harlem, il y a généralement un fort attachement à Paris qui fut la capitale du jazz.» Un lien qui a convaincu la directrice du musée Picasso à consacrer prochainement une exposition à la Renaissance de Harlem.
L’art enregistre l’histoire et rend compte du présent. Faith Ringgold
Faith Ringgold jusqu'au 2 juillet au Musée national PicassoParis, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris, ouvert de 10.30 à 18 heures du mardi au vendredi, ouvert de 9.30 à 18 heures le week-end, fermé le lundi. www.museepicassoparis.fr