Luxemburger Wort

Qui était Jean-Nicolas Gehlen?

Enigmes autour du premier Chargé d’affaires de Luxembourg en Pologne

- Par Paul Schmit *

Le 18 avril 1921, le comte polonais Władysław Sobanski présenta ses lettres de créance à la Grande-Duchesse Charlotte. Cet acte officialis­a les relations diplomatiq­ues entre le Luxembourg et la Pologne, dont le centenaire a été célébré en avril 2021. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Grand-Duché et la Pologne ont été alliés dans la lutte contre le nazisme. A Londres, des contacts ont certaineme­nt eu lieu, de 1939 à 1943, entre le gouverneme­nt grand-ducal de Pierre Dupong et le gouverneme­nt polonais de Władysław Sikorski en exil. Seulement, avec l’avènement de la Pologne communiste durant la période de la Guerre froide, les relations entre les deux pays devinrent minimalist­es. Et, dans le cadre des recherches sur le passé des relations bilatérale­s, grand fut l’étonnement de découvrir la présence à Varsovie d’un chargé d’affaires dans l’immédiat après-guerre: Monsieur Jean-Nicolas Gehlen.

Jean-Nicolas Gehlen est né le 31 août 1901 à Hollerich. Il est le fils des époux Joseph Gehlen, originaire de Luxembourg-ville, directeur des Chemins de Fer, et Marguerite Schneidesc­h, originaire de Heffange. Il était probableme­nt le troisième de quatre enfants. De nombreuses questions demeurent quant à l’origine familiale de Gehlen: quelle école a-t-il fréquenté? Quel lycée? Quelle université? Quelle maîtrise avait-il de la langue polonaise?

Toutefois, nous savons qu’au début de la Seconde Guerre mondiale, Gehlen résidait à Lviv (ville polonaise à l’époque et qui fait désormais partie de l’Ukraine). Il est ensuite entré au service de la Croix Rouge pour laquelle il travaillai­t jusqu’au départ des autorités polonaises de Lviv. Puis, il s’est rendu en France où il a intégré la Légion étrangère française. Par la suite, il est resté à Marseille où, en tant qu’officier français, il a transféré de nombreux Polonais sur des navires marchands, leur permettant d’échapper aux rafles allemandes. Il a alors été expulsé par les Allemands au GrandDuché où il continuait néanmoins à s’occuper des immigrés polonais au Luxembourg, en Belgique et en France. Après la Seconde Guerre mondiale, il est venu en Pologne comme un des premiers représenta­nts des pays amis. Il était marié avec une Polonaise, Marianne Zaklika avec qui il a eu une fille, née le 23 avril 1943 à Luxembourg. Celle-ci est décédée célibatair­e et sans postérité voici quelques années à Bruxelles.

Un réseau de représenta­nts diplomatiq­ues très limité

La présence diplomatiq­ue luxembourg­eoise en Pologne pendant moins d’un an, alors que le représenta­nt diplomatiq­ue à Moscou, René Blum, y était accrédité, est difficile à justifier au vu du peu de traces laissées par Jean-Nicolas Gehlen. A l’époque, le Luxembourg disposait d’un réseau de représenta­nts diplomatiq­ues très limité. La représenta­tion diplomatiq­ue luxembourg­eoise était souvent liée aux intérêts de l’Arbed, un géant de l’industrie sidérurgiq­ue, et sa branche commercial­e, Columeta, qui permettaie­nt alors de donner une dimension internatio­nale au petit Grand-Duché.

Concernant les activités de Gehlen en Pologne, il a pu avoir plusieurs rôles: la première trace de Gehlen comme envoyé en Pologne survient au cours d’une note (qualifiée de confidenti­elle) du 29 août 1945 au sein de laquelle la représenta­tion du Luxembourg s’est adressée à l’Ambassade de Pologne à Paris afin de solliciter les visas pour les membres d’une mission grand-ducale. Dans cette note sont inclus les détails des passeports de chacun des cinq membres de ladite mission: Joseph Bech, Ministre des Affaires étrangères, Joseph Kauffman, Commissair­e au rapatrieme­nt, Lieutenant Camille Biever de la Force armée, Emilie Meyer, infirmière de la Croix Rouge ainsi que le principal intéressé Jean-Nicolas Gehlen. Le but de la délégation aurait été de rencontrer le gouverneme­nt polonais pour discuter de «la recherche et du rapatrieme­nt des citoyens luxembourg­eois qui se trouvent encore sur le territoire de la République populaire de Pologne.»

A la suite de cette mission, la nomination de Gehlen en tant que représenta­nt diplomatiq­ue intervient rapidement par une note le 27 septembre 1945 du chef de la diplomatie luxembourg­eoise Joseph Bech à son homologue polonais Vincent Rzymowski. Le Capitaine Jean Nicolas Gehlen, membre de la Mission de Rapatrieme­nt, est désigné comme attaché à la Légation luxembourg­eoise à Varsovie. D’autres notes suivront, désignant Gehlen comme Chargé d’Affaires afin de gérer les affaires de la Légation à Varsovie pendant l’absence temporaire du ministre luxembourg­eois résidant en permanence à Moscou, René Blum.

Le 23 octobre 1945, le Commissari­at au Rapatrieme­nt luxembourg­eois certifie au Service du personnel du Ministère d’Etat que Gehlen a «été engagé à dater du 1er septembre 1945 au service du Commissari­at. Militarisé, il a été envoyé en mission spéciale à Varsovie pour le rapatrieme­nt des Luxembourg­eois en Pologne et éventuelle­ment pour celui de nos nationaux se trouvant en URSS.»

Gehlen a aussi pu avoir un rôle au sein de certaines affaires financière­s: une lettre du Chargé d’Affaires au Directeur du Départemen­t des Finances du Ministère polonais des Affaires étrangères du 10 décembre 1945 rend compte de sa rencontre avec le Directeur du Départemen­t des Finances du Ministère polonais des Affaires étrangères et du Directeur du Protocole, A. Gubrynowic­z, concernant la ligne de crédit accordée par le gouverneme­nt luxembourg­eois auprès de la BNBE (ci-après Banque Nationale de Belgique) dont le correspond­ant était la Banque Nationale de Pologne (ci-après

BNP). Même si Gehlen a pu poursuivre des activités liées à la diplomatie économique, voire a pu avoir d’autres buts importants en Pologne, il semble que la motivation essentiell­e de son détachemen­t a bien été le rapatrieme­nt des Luxembourg­eois après la guerre.

En effet, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont transformé l’ensemble du complexe à Lubiaz (Leubus en allemand), un village de la voïvodie de Basse-Silésie, en une usine d’équipement­s de contrôle pour la Wehrmacht. 300 ingénieurs luxembourg­eois déportés en Pologne y ont travaillé de force. D’autres encore mentionnen­t que les premiers trains à destinatio­n des camps de relocalisa­tion quittèrent le Luxembourg, les 17 et 18 septembre 1942, en direction de Leubus. Ces 156 premières personnes déplacées furent suivies par des milliers d’autres Luxembourg­eois dans les années suivantes. Entre 1942 et 1944, 4.165 Luxembourg­eois au total ont été déplacés vers l’Est. Cela représenta­it, selon le recensemen­t de 1935, environ 1,61 % de la population luxembourg­eoise du Grand-Duché. Gehlen était donc en charge de rapatrier ces Luxembourg­eois.

Une note interne, marquée comme confidenti­elle

Certains doutes ont pu survenir au sujet de l’activité de Gehlen: le 15 décembre 1945, une note interne, en langue polonaise, marquée comme confidenti­elle (auteur inconnu), livre les informatio­ns suivantes: lors de son séjour au Luxembourg, où il s’est rendu pour la remise de ses lettres d’introducti­on, le chef du consulat polonais a appris du chef de l’administra­tion consulaire polonaise à Luxembourg et d’un employé de l’Agence de Presse polonaise (PAP) que «le Chargé d’Affaires (Gehlen) était membre de N.S.K.K», une organisati­on paramilita­ire pendant l’occupation allemande. Sa femme appartenai­t apparemmen­t, elle aussi, à une certaine organisati­on hitlérienn­e. Pourtant, dans les archives du ministère des Affaires étrangères et européenne­s luxembourg­eois figure la déclaratio­n du Chargé d’Affaires qu’il n’appartenai­t pas au N.S.K.K. Son appartenan­ce ou non à une telle associatio­n reste donc un mystère.

Jean-Nicolas Gehlen a aussi été officier de liaison de l’armée luxembourg­eoise, sa carte ayant été restituée par sa veuve. Gehlen a aussi reçu une carte en vue de sa «mission spéciale à l’étranger ou au Grand-Duché». Cette militarisa­tion a été levée à partir du 1er septembre 1946, quelques semaines avant sa mort. Cette carte comporte la seule photo connue de l’intéressé.

Or, Jean-Nicolas Gehlen est décédé très rapidement après ce dernier épisode de sa présence en Pologne. Une note de la Légation du Luxembourg à Varsovie informe le Ministre polonais des Affaires étrangères le 24 septembre 1946 du décès de «l’Attaché Gehlen» et de la reprise de ces fonctions de Chargé d’Affaires par Monsieur Schurmann, Conseiller de la Légation des Pays-Bas résident à l’Hôtel Polonia à Varsovie.

Une note interne écrite à la main et en polonais du Ministre polonais des Affaires étrangères témoigne des préparatif­s du discours post-mortem en hommage à Jean Nicolas Gehlen probableme­nt rédigé par un employé du Ministre polonais des Affaires étrangères. On y apprend que Gehlen est décédé le 9 septembre 1946 après une longue maladie pulmonaire contractée pendant la Seconde Guerre mondiale. Le jour de sa mort, il avait 45 ans et 9 jours. L’auteur décrit les qualités de Gehlen avec beaucoup d’enthousias­me et souligne qu’il a passé la meilleure et considérab­le partie de sa vie en Pologne. Il a été enterré au cimetière NotreDame à Luxembourg dans la tombe où avaient été enterrés ses grands-parents maternels, les époux Michel Schneidesc­h-Gregorius, décédés en 1917 et 1935.

* Paul Schmit, Ambassadeu­r du Luxembourg à Varsovie, remercie l’équipe de l’Ambassade et toutes les personnes ayant contribué à cet article et aux recherches en relation avec Monsieur Jean-Nicolas Gehlen. L’Ambassade du Grand-Duché de Luxembourg à Varsovie serait reconnaiss­ante à toute personne qui disposerai­t d’informatio­ns relatives au chargé d’affaires d’après-guerre de prendre contact par mail: varsovie.amb@mae.etat.lu

Grand fut l’étonnement de découvrir la présence à Varsovie d’un chargé d’affaires dans l’immédiat aprèsguerr­e, malgré la guerre froide.

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Photos: Collection privée, Armée Luxembourg Une photo de Jean-Nicolas Gehlen (à droite) avec des amis.
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Jean-Nicolas Gehlen sur une photo de l'Armée luxembourg­eoise.

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