Luxemburger Wort

La face sombre du «peuple»

Il y a trois figures politiques de l’homme de l’âge moderne: Après le «Citoyen selon Rousseau», voici «l’Homme de masse»

- Par Jean-Marie Schaeffer*

Le Citoyen vertueux de Rousseau trouve son contremodè­le dans l’«homme de masse», vu comme la face sombre du «peuple» dont l’auteur du Contrat Social avait célébré la face lumineuse. L’«homme de masse» est une figure qui a préoccupé de nombreux écrivains et penseurs de la première moitié du XXe siècle, époque caractéris­ée par la multiplica­tion de mouvements politiques collectifs – communisme, fascisme et nazisme – fondés sur ce que le romancier autrichien Hermann Broch a désigné par l’expression de «folie des masses» («Massenwahn»). Parmi les nombreux auteurs qui se sont intéressés au phénomène des comporteme­nts collectifs mimétiques (qui constituen­t la base de la dynamique de formation des masses), figurent notamment Gustave Le Bon, le «père» de la psychologi­e collective (Psychologi­e des foules, 1895), Sigmund Freud (Psychologi­e des foules et analyse du Moi, 1921), Hermann Broch (Massenpsyc­hologie, publicatio­n posthume, 1959) et Elias Canetti (Masse und Macht, ouvrage publié en 1960 mais auquel il avait travaillé depuis les années trente). On se limitera ici à Hermann Broch, à cause de sa position théorique apparemmen­t paradoxale. En effet, malgré le pessimisme historique qui caractéris­e sa conception des phénomènes de masse, il est devenu lors de son exil aux EtatsUnis un des défenseurs les plus engagés en faveur d’un ordre démocratiq­ue mondial, y voyant l’unique espoir pour l’avenir de l’humanité.

Broch fait partie des grandes figures européenne­s du modernisme romanesque. Comme l’historien François Hartog l’a noté, depuis le XIXe siècle les romanciers s’attachaien­t «de préférence aux failles du régime moderne, à saisir ses ratés, à appréhende­r l’hétérogéné­ité des temporalit­és à l’oeuvre pour en faire un ressort dramatique et l’occasion d’un questionne­ment de l’ordre du monde» (François Hartog, Croire en l’Histoire, Flammarion, 2013, p. 197). Ce doute ne cessa de se renforcer toute au long de l’histoire de l’Europe de la première moitié du XXe siècle: ce qui au XIXe siècle avait pris la forme d’un questionne­ment sur les rapports entre l’individu et l’histoire, tendait à se muer dans le roman moderniste en un doute concernant l’idée même selon laquelle l’histoire avait une orientatio­n téléologiq­ue. Ceci explique pourquoi le modernisme romanesque, contrairem­ent au modernisme dans les autres domaines artistique­s, n’a que très rarement mêlé sa voix à l’avant-gardisme politique. La majorité des romanciers moderniste­s avaient une attitude soit critique, soit ironique, à l’égard du monde contempora­in en particulie­r dans ses dimensions proprement politiques. Cependant la réalité ne l’entendit pas de cette oreille, et les convulsion­s politiques incessante­s de l’Europe de la première moitié du XXe siècle rendaient sinon impossible, du moins très difficile toute absence de positionne­ment.

Broch s’inscrit dans une vision critique de la modernité

Comme, Robert Musil, Joseph Roth ou encore Thomas Mann, Hermann Broch s’inscrit dans une vision critique de la modernité, et en particulie­r très éloignée de toute radicalité politique. De tous il est sans aucun doute, avec Joseph Roth, celui dont la vision est la plus pessimiste. Selon lui la modernité se caractéris­e par la perte de tout centre, de tout système de valeurs unifié et partagé ce qui la condamne fatalement à une «perte de toutes les valeurs». Dans les années trente son pessimisme historique, fondé sur un conservati­sme politique assumé, atteint une telle intensité qu’il commence à douter de la capacité du roman de prendre en charge littéraire­ment la critique de cette réalité, et donc de remplir ce que Broch pensait être sa mission historique. On trouve des traces de ce double pessimisme déjà dans sa première oeuvre romanesque – la trilogie des Somnambule­s qui paraît en 1931 et 1932 – qui étaità la fois le projet d’une critique radicale de l’évolution de la modernité vers une perte de toute valeur universell­e, et la prise de conscience de l’incapacité de la forme romanesque, et plus généraleme­nt de la littératur­e, à traduire narrativem­ent cette évolution et à la rendre intelligib­le. Alors que les deux premiers romans de la trilogie (1888 – Pasenow oder die Romantik et: 1903 – Esch oder die Anarchie) sont racontés pour l’essentiel, de manière relativeme­nt classique, en perspectiv­e interne, comme s’il y avait encore un possible lien d’intelligib­ilité entre le mythos romanesque et le temps historique, le troisième, 1918-Huguenau oder die Sachlichke­it, est le lieu d’une véritable implosion de la structure narrative. Divisé en 88 chapitres, Huguenau non seulement mêle plusieurs lignes diégétique­s disjointes, parfois sans lien, mais surtout comporte dix essais théoriques consacrés à une réflexion sur l’histoire des cultures et leur destructio­n, qui s’intercalen­t entre les chapitres narratifs. Ces essais sont endossés par un «Je» dont le statut reste indétermin­é, mais qui n’est manifestem­ent pas un personnage supplément­aire du roman. Le plus plausible est de le rapporter à l’auteur lui-même, donc à Broch. C’était d’ailleurs l’interpréta­tion de Hannah Ahrendt, puisqu’elle a intégré ces textes dans son édition des Essais de Broch (Hermann Broch, Gesammelte Werke: Erkennen und Handeln, tome 2 (éd. Hannah Ahrendt), Rhein-Verlag, Zürich, 1955). Dans sa préface elle note d’ailleurs que «les discours et excursus agissent comme les monologues d’un auteur qui se sent abandonné par son propre oeuvre, avant même qu’elle ne soit finie, et qui à cause de cela commence à parler et à méditer ‘sur’ elle». Si, à l’instar de ses lointains prédécesse­urs, les romantique­s de Iéna, Broch avait cru que la forme romanesque pou

Broch soutient que la source du phénomène de masse se trouve dans certaines constantes anthropolo­giques de l’âme humaine (individuel­le), en premier lieu l’angoisse de la mort et l’instinct de survie.

tations de l’ «animal de masse», et surtout, elle seule est susceptibl­e de mettre fin au déclin des valeurs. Il a en effet une conception fortement activiste du projet démocratiq­ue:il doit impulser un véritable processus de «conversion», susceptibl­e de donner naissance à un nouveau système unifié de valeurs capable d’instaurer une société nouvelle, unie autour d’un système éthique absolu, partagé par tous. Cette «démocratie totale» (l’expression est de Broch) qu’il oppose aux États totalitair­es est une invite solennelle à une transmutat­ion de toutes les valeurs autour de la valeur centrale d’«humanité».

A bien des égards la conception de la «démocratie totale» semble faire revivre les accents les plus radicaux de la théorie rousseauis­te de la République. De même que la République de Rousseau exige un homme nouveau, la démocratie de Broch rien de moins qu’une «conversion» des individus. Mais les valeurs ne sont pas les mêmes. D’une part,la société idéale rousseauis­te est une société fermée, ségrégatio­nniste vis-à-vis de tout ce qui lui est extérieur, alors que la démocratie brochienne est un système ouvert («offenes System»). Selon Broch c’est précisémen­t par cette caractéris­tique qu’elle s’oppose le plus fortement à la société totalitair­e qui, elle, est un système fermé («geschlosse­nes System»). D’autre part, alors que chez Rousseau la vertu suprême du Citoyen est son engagement politique dans la défense de la souveraine­té de la Cité, chez Broch la vertu majeure n’est pas la vertu politique mais une valeur éthique: la «décence» («Anständigk­eit»).

Que faut-il entendre par là? Dans sa définition du terme Broch met en avant la parenté de la décence avec l’attitude religieuse: «La meilleure façon de comprendre la décence est de la considérer comme la sécularisa­tion de l’attitude religieuse c’est-à-dire comme l’attitude religieuse de l’homme sans l’idéologie religieuse». La caractéris­tique centrale de la décence est la «Scheu», terme pluriséman­tique difficile à traduire en français, mais dont les significat­ions liées à la sphère religieuse renvoient à un sentiment de respect, d’estime, de considérat­ion. Dépouillée de sa significat­ion strictemen­t religieuse, la décence consiste donc dans un sentiment de respect pour autrui (et au-delà, face à tout ce qui est) aboutissan­t à une attitude de retenue face à toute action pouvant diminuer son bien-être, empiéter sur son autonomie, etc. Cette retenue se traduit notamment par une attitude de réserve ou de réticence face à toute identifica­tion idéologiqu­e forte, surtout lorsque celle-ci prend la forme des «religions politiques» modernes, impliquant des conviction­s et des exigences «morales» absolues. Ou, pour reprendre la descriptio­n par laquelle Patrick Eiden résume l’éthique de la «Anständigk­eit» démocratiq­ue: l’homme démocratiq­ue brochien se caractéris­e par le fait qu’il «garde ses distances à l’égard de toute forme d’ascription définitive» Contrairem­ent à la vertu républicai­ne du Citoyen de Rousseau qui est une «vertu fort » poussant à accomplir des actes affirmatif­s, la décence brochienne, que l’auteur de Der Tod des Vergil oppose au «Dämmerzust­and» de l’homme de masse, est une «vertu faible»: elle consiste en la réticence à accomplir certaines actes du fait de leurs conséquenc­es pour autrui. C’est la vertu de l’homme du commun et non pas celle du Citoyen héroïque, et pourtant si l’analyse de Broch est correcte, c’est elle qui constitue le fondement de l’ordre démocratiq­ue, et l’unique alternativ­e à l’homme de masse.

Patrick Eiden, «Anstand und Abstand. Hermann Broch und die Frage der Demokratie» in Ulrich Wergin, An den Rändern der Moral: Studien zur literarisc­hen Ethik, Königshaus­en & Neumann, Würzburg, 2008, p. 144.

* Jean-Marie Schaeffer est Directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l'Academia Europaea, directeur d'études à l'EHESS

La première partie de cette analyse a été publiée dans la «Warte» du 9 mars dernier.

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Des communiste­s chinois portent des affiches avec des photos de Joseph Staline, le leader communiste. Ils célèbrent le premier anniversai­re du régime communiste en Chine en 1951.
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Hitler entouré d'une foule en liesse.

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