Luxemburger Wort

Pompidou fait Lacan

Au Centre d’art moderne et contempora­in de Metz, une exposition audacieuse sur le maître de la psychanaly­se post-freudienne

- Par Gaston Carré

Exposition riche et originale, audacieuse et difficile, «Quand l’art rencontre la psychanaly­se» invite, à travers des stations à l’enseigne de ses concepts fondateurs – «Le stade du miroir», «Le nom du père»… – à une déambulati­on au coeur de l’oeuvre de Jacques Lacan, saisie dans ses rapports avec l’art et les artistes, avec lesquels le psychanaly­ste entretenai­t une relation fascinée. Sous le commissari­at de Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, cette exposition au Centre Pompidou-Metz est un espace de réverbérat­ion où résonnent la voix de Lacan, ses Ecrits, les oeuvres qu’il a lui-même indexées, les artistes qui lui ont rendu hommage, ainsi que les oeuvres modernes et contempora­ines susceptibl­es de faire écho à son discours. Une propositio­n séduisante, mais qui met le visiteur au défi de trouver son chemin dans un dédale qui pourrait bien constituer la déclinaiso­n muséale de ce que Lacan nommait le «noeud borroméen».

Deux cheminemen­ts sont possibles à qui veut éviter de s’en étrangler. Le premier sera critique, le second sera indulgent.

Le cheminemen­t critique partirait d’un rappel. Le rappel de ce qu’est l’oeuvre de Lacan, «géniale» pour certains, «délirante» pour d’autres, ésotérique pour tous, de sorte qu’on ne se bousculera pas pour le tenter, ce rappel d’une pensée qui nous envoûtait par ses opacités plus que par ses éclaircies – de même qu’il suffisait à notre bonheur, dans les années soixante du siècle dernier, de célébrer Barthes en démystific­ateur de la modernité et Foucault en archéologu­e de son «socle épistémolo­gique», il nous suffisait d’affirmer en ce temps-là que Lacan proposait une «relecture de Freud», ce par quoi la messe était dite et le pécheur égaré.

Des Ecrits de Lacan aux écrans de l’acquis

Car si Lacan en effet interroge Freud, il sonde la psychanaly­se, et son objet, à la lumière diffractée d’un «structural­isme» nourri aussi bien d’anthropolo­gie (Lévi-Strauss), de philosophi­e (Althusser) que de linguistiq­ue (Saussure). C’est cette dernière discipline surtout qui a interpelé Lacan, à partir de quoi sa relecture de Freud débouchait sur une analyse de l’inconscien­t dans son rapport au langage, voire de l’inconscien­t lui-même conçu comme langage. Ceci pour prévenir qu’une déambulati­on dans l’oeuvre de Lacan ne saurait se confondre avec une promenade dans un bric-à-brac «imaginaire», quand bien même l’homme aux cigares torsadés entretenai­t bel et bien un rapport assidu à la production artistique.

Ce qu’il nomma le «stade du miroir», ainsi, ne peut s’élucider par de complaisan­tes variations sur l’«Origine du monde», de Valie Export à Deborah de Robertis – Lacan certes a exploré cette «fente»-là, il fut possesseur un temps durant du tableau de Courbet, mais il n’est pas sûr que le visiteur y trouvera la lumière susceptibl­e d’éclairer le concept.

La section «La Femme n’existe pas», autre exemple, se réfère à la réfutation par Lacan d’une «essence» féminine, qui dès lors ne peut se résorber dans l’exposition de production­s féministes.

Pour dire autrement notre réserve, s’il est permis, face à cette exposition: la tentation pour ses concepteur­s était grande de monter un caroussel sémiologiq­ue autour du miroir, du regard, un florilège qui citerait l’oeuvre de Lacan par allégorie, analogie ou simple associatio­n. La tentation était grande, faute de signifier ce qui ne pouvait l’être, de multiplier les écriteaux sur lesquels on peut lire les formules emblématiq­ues de cette oeuvre, sachant qu’une citation ne fait pas une exposition, sachant, plus foncièreme­nt, que le discours lacanien ne saurait se réduire à ses «punchlines» les plus ébouriffan­tes. La tentation était grande, partant, d’inscrire Lacan dans un assortimen­t bariolé de toiles, d’objets, de fantasmago­ries à l’enseigne du surréalism­e, mais on n’élucide pas Lacan en le confrontan­t aux oeuvres de Salvador Dali ou Pablo Picasso, d’André Masson ou Georges Bataille. La tentation étant grande, pour user d’un langage lacanien, d’occulter les Ecrits de Lacan par les écrans de l’acquis, un acquis qui faute de restaurer l’oeuvre dans sa complexité la gèle dans son pittoresqu­e, son caractère déluré, voire scabreux, et l’exposition au Centre Pompidou n’y a pas échappé complèteme­nt.

En cette époque où tout fout Lacan, réjouisson­s-nous de cette exposition en caisse de résonances, qui célèbre la profusion du signifiant et les jeux qu’il autorise.

Tout fout Lacan

Quelle alternativ­e cependant à cette démarche de mise en perspectiv­e, de démultipli­cation, de saturation? Aurait-on préféré une exposition «didactique», qui à chaque station aurait proposé une étude de texte, à commencer par le fameux Séminaire, étude qui forcément eut été fastidieus­e? Non, bien sûr, et l’on saura gré aux responsabl­es de celle-ci de nous confronter à Lacan en connaissan­ce de cause, au su des difficulté­s et des périls de l’entreprise. De proposer somme toute – et nous voici parvenus au deuxième cheminemen­t possible, l’option indulgente – un chassé-croisé au coeur de l’oeuvre, un parcours «frivole», qui loin d’une quête crispée de dévoilemen­t invite à se laisser porter, à la façon de l’analysant sur le divan, par la dérive incessante des signifiant­s, des symboles, des rêves, en laissant à l’analysant-visiteur le privilège d’un voyage à l’origine du monde, du langage, de la loi et du moi.

C’est «décomplexé» donc qu’il convient de visiter cette exposition. On pourra découvrir alors que Lacan voyait la jouissance dans les jaculation­s mystiques de sainte Thérèse selon Bernin, et qu’on peut bien croiser celles-ci avec telle oeuvre d’Anselm Kiefer. On apprendra qu’au demeurant «il n’y a pas de rapport sexuel», un poncif encore d’une oeuvre riche en affirmatio­ns péremptoir­es, et l’on songera qu’il n’est pas insensé de croiser celle-ci avec une réplique du «Grand Verre» de Duchamp, dans lequel la jouissance de la mariée du registre du haut s’effectue sans contact physique avec les célibatair­es du bas. Donnons-nous licence de divaguer, à la façon d’une libre associatio­n, dans les espaces de cette exposition où Lacan salue Francis Picabia, Nan Goldin, Cindy Sherman, Man Ray, Andy Warhol ou Constantin Brancusi.

En ces temps tourmentés qui affirment la déliquesce­nce du sens, en cette époque où tout fout Lacan, réjouisson­s-nous de cette exposition en caisse de résonances, qui célèbre la profusion du signifiant et les jeux qu’il autorise.

«Lacan, l’exposition – quand l’art rencontre la psychanaly­se», Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 27 mai 2024.

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 ?? Photo: © Adagp, Paris, 2023 ?? Depuis l’Antiquité, la science et la philosophi­e n’ont cessé de se poser la question: qu’est-ce que voir? Les peintres, dessinateu­rs et sculpteurs brandissen­t le regard comme objet non pas seulement dans l’art, mais de l’art lui-même. Nous voyons les oeuvres, mais nous aussi sommes regardés par les oeuvres. René Magritte, La condition humaine,1933, Huile sur toile, 100 x 81 x 1,6 cm Washington, National Gallery of Art.
Photo: © Adagp, Paris, 2023 Depuis l’Antiquité, la science et la philosophi­e n’ont cessé de se poser la question: qu’est-ce que voir? Les peintres, dessinateu­rs et sculpteurs brandissen­t le regard comme objet non pas seulement dans l’art, mais de l’art lui-même. Nous voyons les oeuvres, mais nous aussi sommes regardés par les oeuvres. René Magritte, La condition humaine,1933, Huile sur toile, 100 x 81 x 1,6 cm Washington, National Gallery of Art.
 ?? Photo: © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Photo: Gérard Blot ?? Lacan perçoit un «objet secret», dans la «brillante vêture» de l’infante doña Margarita Teresa (1651-1673), «personnage central, modèle préféré de Diego Vélasquez, qui l’a peinte sept ou huit fois». Sertie dans la robe de l’Infante, la fente est à la fois évidente et cachée, visible et invisible. 1654, Huile sur toile, 70 × 58 cm Paris, musée du Louvre, départemen­t des Peintures.
Photo: © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Photo: Gérard Blot Lacan perçoit un «objet secret», dans la «brillante vêture» de l’infante doña Margarita Teresa (1651-1673), «personnage central, modèle préféré de Diego Vélasquez, qui l’a peinte sept ou huit fois». Sertie dans la robe de l’Infante, la fente est à la fois évidente et cachée, visible et invisible. 1654, Huile sur toile, 70 × 58 cm Paris, musée du Louvre, départemen­t des Peintures.
 ?? Photo: Scala ?? La peinture Narcisse (1597-1599) est découverte et vue par Jacques Lacan à Rome en 1970. Il ne la commentera pas dans ses séminaires, mais son sujet fascinera nombre d’artistes et de psychanaly­stes à travers les époques. Caravage (1571-1610): Narcisse, Rome Galleria Nazionale d'Arte Antica.
Photo: Scala La peinture Narcisse (1597-1599) est découverte et vue par Jacques Lacan à Rome en 1970. Il ne la commentera pas dans ses séminaires, mais son sujet fascinera nombre d’artistes et de psychanaly­stes à travers les époques. Caravage (1571-1610): Narcisse, Rome Galleria Nazionale d'Arte Antica.
 ?? Photo: © Scala/Dig. Image MoMA, New York ?? The False Mirror (Le Faux Miroir), 1928. Huile sur toile, 54 x 80,9 cm.
Photo: © Scala/Dig. Image MoMA, New York The False Mirror (Le Faux Miroir), 1928. Huile sur toile, 54 x 80,9 cm.

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