Luxemburger Wort

C’était un féminicide

«The Carmen Case» d’Alexandra Lacroix et Diana Soh est une mise en perspectiv­e bienvenue de la «Carmen» de Bizet

- Par Stéphane Gilbart

«Carmen» de Bizet étant dans le tiercé des opéras les plus représenté­s au monde (3.570 production­s et 17.321 représenta­tions en 2023, nous apprend le site de référence

Operabase), on connaît les faits: à Séville, José, un soldat venu de sa campagne profonde, a été irrésistib­lement séduit par une cigarière, la redoutable Carmen. Pour elle, il va successive­ment trahir sa famille, ses engagement­s, son honneur. Il ne va pas supporter que cette femme si éprise de sa liberté décide d’en aimer un autre. Puisqu’elle ne veut plus être à lui, elle ne sera plus à personne: il l’assassine.

On sait la force et la beauté de l’opéra de Bizet, dans la progressio­n de son livret, dans son incroyable catalogue d’airs, dans son orchestrat­ion. A un point tel qu’envoutés par ses sortilèges, nous en arrivons presque à oublier ses enjeux humains réels. C’est à ceux-là qu’Alexandra Lacroix nous confronte dans une mise en perspectiv­e bienvenue. L’acte commis par José serait aujourd’hui qualifié de féminicide!

Mais la démarche d’Alexandra Lacroix est éminemment subtile. Plutôt que de tripatouil­ler une oeuvre célèbre comme certains ne se privent pas de le faire en d’autres occasions, elle l’a en quelque sorte récréée. Son «The Carmen Case» est ainsi une oeuvre inédite.

Elle a imaginé de faire de nous le public les membres du jury d’une cour d’assises, celle réunie pour juger l’acte commis par José. Nous voilà donc dans un tribunal, avec ses tribunes pour le juge et le procureur, son box d’accusé, sa barre des témoins. Avec ses procédures: lecture de l’acte d’accusation, interrogat­oire de l’accusé, défilé des experts, audition des témoins, réquisitoi­re et plaidoirie.

Mais attention, il ne s’agit pas d’un procès reconstitu­é à l’identique comme on a pu en vivre dans tant de films américains. Non, il y a, au premier plan du plateau les épisodes du procès et, en espace surélevé, comme une reconstitu­tion des faits. Il y a aussi des «ouvertures», sur le fond du propos (ainsi, tout commence par une séance d’un groupe de paroles pour des hommes violents, un micro-trottoir filmé donne les

Quel magnifique travail de citation, d’évocation, de transmutat­ion de la partition de Bizet.

réactions des unes et des autres) et sur la forme (des séquences davantage métaphoriq­ues: jeu d’échecs, danse des expertes, vêtement de mariée pour Micaëla qui ne le sera pas, dédoubleme­nt de José en celui d’aujourd’hui et celui qu’il a été alors, chevauchem­ent des interventi­ons des procureur et avocat).

Le résultat: un procès équitable, mené à charge et à décharge, évitant tout manichéism­e réducteur et confortabl­e, nous amenant, en toute connaissan­ce de cause, à prendre position par nous-mêmes.

C’est brillant!

Si le propos et la mise en scène d’Alexandra Lacroix sont convaincan­ts, la partition,

à la fois réinventée et «inouïe», de Diana Soh est tout aussi pertinente. Quel magnifique travail de citation, d’évocation, de transmutat­ion de la partition de Bizet. Elle est là et bien là, elle qui est si importante dans l’exposé de ce qui s’est joué. Mais d’autres notes surgissent pour nous installer dans l’atmosphère du procès, dans les états d’âme des uns et des autres, dans les échos de ce qu’ils ont vécu et disent. C’est brillant!

D’autant que Lucie Leguay, la cheffe, et l’orchestre United Instrument­s of Lucilin l’expriment au mieux, dans ses effets, dans ses nuances, dans ses climats. De plus, la dispositio­n des lieux – l’orchestre est installé au pied de la scène, bien visible – nous permet de le voir en action, de découvrir comment la partition se concrétise dans son orchestrat­ion, dans son instrument­ation.

Quant aux solistes, ils sont, voix et corps, les incarnatio­ns de ces personnage­s-là dans ce contexte factuel, interpella­nt et musical-là: Anne-Lise Polchlopek-Carmen, François Rougier-Franck-Don José, René Ramos Premier-Carlos-Escamillo, Angèle Chemin-Micaëla-avocate de la défense, Xavier de Lignerolle­s-Ludovic-José l’accusé, Julie Mathevet-Laura-Frasquita-experte, Anne-Emmanuelle Davy-Béatrice, Procureure, experte, Rosie Middleton-Jean-LucMercede­s-experte, William Shelton-Président.

«The Carmen Case» ouvre de nouveaux horizons au dossier «Carmen»!

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L‘opéra dans une mise en perspectiv­e d‘un procès devant une juridictio­n.
 ?? Fotos: Pascal Gely ?? Anne-Lise Polchlopek incarne Carmen, François Rougier-Franck le soldat venu de sa campagne profonde, Don José.
Fotos: Pascal Gely Anne-Lise Polchlopek incarne Carmen, François Rougier-Franck le soldat venu de sa campagne profonde, Don José.

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