Luxemburger Wort

Hedda Gabler revisité, une pièce qui va au-delà de la psychologi­e

Au Grand Théâtre, avec son «Hedda», Aurore Fattier a magistrale­ment mis en scène la façon dont de grandes oeuvres sont des échos plus que révélateur­s de nous-mêmes et de nos sociétés

- Par Stéphane Gilbart

Le titre complet de la pièce d’Aurore Fattier le dit bien: son «Hedda» est une «variation contempora­ine d’après ,Hedda Gabler‘ de Henrik Ibsen». Concrèteme­nt, nous voilà plongés dans la salle de repos d’un groupe de comédiens en train de répéter cette pièce. Un lieu où s’entremêlen­t et se bousculent, dans un va-et-vient incessant, ce qu’ils sont en train de vivre, difficilem­ent, sur le plateau, et ce qu’ils vivent, difficilem­ent, dans leur vie quotidienn­e. Ces femmes et ces hommes retrouvent dans leurs personnage­s leurs douloureus­es interrogat­ions personnell­es et la dynamique de groupe de leurs relations.

Cela suffirait déjà à prouver combien les grands auteurs, dans leurs chefsd’oeuvre, cristallis­ent tout cela qui nous constitue. Mais le propos d’Aurore Fattier n’en reste pas là. Très souvent, Hedda Gabler est abordée de façon psychologi­que, pourrais-je dire, comme une femme à la personnali­té remarquabl­e, mais en recherche perpétuée d’ellemême, étouffant dans un monde de petitesse, de convoitise, de mesquineri­e, de calculs, de rêves avortés. Un monde dont elle ne pourra se libérer (c’est-à-dire s’en échapper en posant un acte libre) que par le suicide.

Ibsen a réussi un portrait fascinant (et, en écrivant ces lignes, je pense à Flaubert et à sa «Madame Bovary»). Son Hedda est emblématiq­ue. Mais Aurore Fattier va au-delà de la psychologi­e: son Hedda devient emblématiq­ue non plus d’un type de femme, mais de la femme générique en quelque sorte. Ce n’est pas seulement une personnali­té qui est malmenée, mais un genre. Et les personnage­s masculins, au-delà des spécificit­és de leur caractéris­ation individuel­le dans le récit, appartienn­ent bien à leur genre, celui qui sait et qui dicte, consciemme­nt ou inconsciem­ment. De plus, cette «Hedda» revisitée interroge aussi le théâtre dans le rôle qu’il joue, croit jouer, espère jouer.

Une mise en scène fluide

La pièce d’Aurore Fattier n’est en rien un théâtre de démonstrat­ion satisfaite de sa conviction. Non, ce qu’Aurore Fattier nous invite à découvrir avec elle, elle le concrétise dans un théâtre dont elle nous prouve quel merveilleu­x moyen d’exposition, de compréhens­ion et d’expression il peut être. Ses personnage­s d’aujourd’hui ont une réalité bien affirmée, ils existent. De plus, tout cela baigne dans un récit mystérieux qui suscite notre attention et dont nous ne comprendro­ns que peu à peu les réalités.

Quant à la mise en scène, elle nous confronte sans cesse à ce qui se vit et à ce qui se joue, à ce qui se conjugue: au rez-de-plateau, la salle de repos, lieu de rencontre des interprète­s, lieu des affronteme­nts de leur vie quotidienn­e. Le surplomban­t, un grand écran qui nous donne à découvrir les séquences des répétition­s, filmées en direct à l’arrière du plateau. Les interprète­s sont tantôt ici tantôt là, en toute fluidité. Une façon de faire parfaiteme­nt maîtrisée.

Très bien dirigés dans cette mise en espace complexe, les comédienne­s et comédiens sont à l’exacte mesure du propos. Dans cette belle équipe – ils sont onze – chacun est à sa juste place en tant que personnage et en tant qu’élément de l’ensemble ; chacun réussit à la fois à nous toucher (le théâtre est un art de l’émotion) et à nous interpelle­r (le théâtre est un lieu de sensibilis­ation et de réflexion) : Fabrice Adde, Delphine Bibet, Yoann Blanc, Carlo Brandt (dont je voudrais signaler un fabuleux monologue), Lara Ceulemans, Valentine Gérard, Fabien Magry, Deborah Marchal, Annah Schaeffer, Alexandre Trocki (vu récemment dans le «Elena» de Myriam Muller), Maud Wyler.

Oui, au théâtre comme en musique, les «variations» peuvent engendrer de belles oeuvres.

Aurore Fattier sublime Hedda Gabler dans une mise en scène complexe.

 ?? ?? La pièce d‘Aurore Fattier est une mise en abyme contempora­ine d’un classique intemporel d’Ibsen qui questionne la place des femmes dans l’art et dans la société.
La pièce d‘Aurore Fattier est une mise en abyme contempora­ine d’un classique intemporel d’Ibsen qui questionne la place des femmes dans l’art et dans la société.

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