Courteline plus fort qu’Ionesco
Avec «Courteline.Saynètes» au Théâtre National, Jean Flammang fait basculer son public dans un absurde sacrément réjouissant
Au TNL, Jean Flammang a conçu une soirée inattendue, dépaysante et réjouissante en réunissant des saynètes de Georges Courteline. Sa mise en scène plus qu’inventive installe le public dans une sorte d’univers parallèle où l’absurde est roi. On n’imaginait pas que Courteline pouvait surpasser Ionesco!
Et pourtant! Au XIXe siècle, si trois auteurs ont régné sur le théâtre comique: Labiche, Feydeau et Courteline, ce dernier est sans doute celui dont l’oeuvre théâtrale a le plus vieilli. Aujourd’hui, chez Labiche et Feydeau, au-delà de leur comique originel, de la mécanique si précise de leurs intrigues – toujours si efficaces -, les metteurs en scène font apparaître des critiques sociales sous-jacentes, révélatrices des convictions et des façons d’être de la bourgeoisie du IIIe Empire et des premiers temps de la IIIe République. Une «preuve parisienne» de cette réactualisation est que le théâtre public subventionné, celui des Centres dramatiques nationaux et des
Scènes nationales, ne les laisse plus aux seuls «théâtres privés» de la rive droite.
On ne joue plus guère Courteline, qui est davantage premier degré dans ses descriptions de la bêtise et de la méchanceté, notamment celles des fonctionnaires et des militaires. Signalons cependant ces «Boulingrin» devenus un opéra composé par Georges Aperghis à l’Opéra-Comique de Paris en réponse à une commande de Jérôme Deschamps. Ce fut un succès.
Mais au TNL, Courteline nous vaut une soirée mémorable! Jean Flammang a eu l’excellente idée de sélectionner et de réunir toute une série de ses petits textes, de ses «saynètes», très typiques de l’humour de cet auteur. Ainsi, confronté à un patient «constipé récalcitrant» (c’est le titre de la saynète), «qui ne va pas au cabinet», un médecin augmente jour après jour les doses d’huile de ricin. Pour finir par apprendre que son patient en est mort, épuisé par une sorte de dysenterie. «Mais vous m’avez dit qu’il n’allait pas au cabinet ! – Mais non, docteur, il allait au fumier»…
Dans une autre saynète, quelqu’un ne se souvient plus que du numéro d’une maison: «Le 26». Son compère, pour l’aider, énumère alors longuement toute une série de noms de rues parisiennes. Ça dure! Jusqu’au moment où le premier dit: «Ah! mais ce n’est pas à Paris». On l’aura compris, jouées telles quelles, ces saynètes n’amuseraient pas longtemps.
Et pourtant! La mise en scène de Jean Flammang les rend irrésistibles grâce à son inventivité, grâce à son déferlement scénique, grâce au jeu demandé aux comédiens. Ce Courte
: La mise en scène de Jean Flammang rend ces saynètes irrésistibles grâce à son inventivité, son déferlement scénique et au jeu demandé aux comédiens.
line sacrément revisité nous fait basculer dans un absurde sacrément réjouissant.
Il y a deux armoires sur le plateau: les deux personnages vont en sortir toutes sortes d’objets, dont certains absolument improbables: des dizaines de pièces de vêtements, un immense canard empaillé, un énorme mollusque, un lampadaire de rue (!), des masques d’ours, un parapluie qui devient fusil, un matelas, etc., etc.
De ces armoires sortira et dans ces armoires rentrera… un pianiste aveugle – Jean Muller – qui s’installera à un piano justement là pour quelques transitions musicales raffinées. Il y aura encore quelques pas de danse de comédie musicale (dus à Piera Jovic). Quant aux deux comédiens, Denis Jousselin et Raoul Schlechter – ils vont jouer tout cela
Au TNL, Courteline nous vaut une soirée mémorable!
avec un immense sérieux imperturbable qui accroît évidemment la nullité réelle de ce qu’ils disent. C’est très drôle et pourtant, il faut y être attentif, Jean Flammang, en surtitre projeté, annonce une «soirée triste». Oui, une soirée si caractéristique de ce non-sens qui nous est aussi essentiel qu’existentiel.
Et c’est ainsi que nous nous retrouvons en terre d’absurde, et c’est ainsi que Courteline, grâce à Jean Flammang, se révèle aussi grand maître en ce domaine qu’Eugène Ionesco!