Quel art après Auschwitz?
Faire la guerre et créer des oeuvres d’art (8)
En 1951, le philosophe et sociologue allemand, Theodor W. Adorno, revenu de l’exil américain après la défaite des nazis, publie un article intitulé «Kulturkritik und Gesellschaft». Il y écrit: «Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch». La formule est restée célèbre jusqu’à aujourd’hui, en partie à cause de sa formulation gnomique et son ton apodictique. Elle a provoqué d’innombrables débats, notamment parce qu’elle a été interprétée souvent de manière littérale, alors que la position réelle d’Adorno était plus ambiguë. En effet, même s’il ne l’a jamais désavouée, il l’a reformulée à plusieurs reprises. Il remplaça ainsi plus tard le terme de «Gedicht» par celui de «Kultur», ce qui à la fois étendait la portée de la condamnation et la décentrait de l’art (et plus précisément d’un art bien spécifique, la poésie). Il fut aussi amené à préciser les raisons qui l’avaient amené à porter ce jugement.
Ces raisons, pour autant qu’on puisse les reconstruire, étaient de deux ordres. D’un côté il pensait que la Shoah avait définitivement discrédité le régime esthétique de la représentation comme support d’une réflexion critique ou émancipatrice: l’art, dans sa figure historiquement constituée, était désormais un mode de représentation disqualifié. S’y ajoutait une autre conviction concernant plus spécifiquement la représentation artistique de la
Shoah: la radicalité du mal dont le programme nazi de la «Solution Finale» avait été l’expression, – en faisait un événement échappant au pouvoir de compréhension humain et relevant du domaine de l’irreprésentable. Vouloir en traiter par des moyens artistiques était donc doublement irrecevable, d’une part parce que l’art comme tel, puisqu’il est destiné à une expérience de jouissance («Genuss») esthétique ne peut que la profaner, d’autre part, parce que toute représentation artistique donne du sens à ce qu’elle représente, était vouloir en chercher le ou un sens, alors qu’elle est un événement auquel aucun sens humain ne peut être assigné, puisqu’elle fut un programme actif de déshumanisation.
Certes, il admettait des exceptions. En 1962, il nota ainsi dans «Jene zwanziger Jahre» (Merkur, Heft 167, Januar 1962) qu’après Auschwitz les artistes authentiques» étaient ceux «dans les oeuvres de qui continuait à trembler l’horreur extrême» («in deren Werken das äußerste Grauen nachzittert»). C’était le cas de Paul Celan, à propos de qui il nota dans sa Ästhetische Theorie (Suhrkamp Verlag,1970, p. 477) que ses poèmes disaient l’horreur extrême en la taisant, en sorte que leur contenu de vérité revêtait lui-même une dimension négative («Ihr Wahrheitsgehalt selbst wird ein Negatives»). De manière plus générale, sa thèse était que l’unique manière dont l’art pouvait être à la hauteur d’Auschwitz consistait, non pas à représenter le trauma de la Shoah, ce qui était impossible, mais à prendre acte de cette impossibilité, et donc de la faillite de l’art comme pouvoir de compréhension et de donation de sens. L’art véritable dès lors ne pouvait plus être que celui qui se dirigeait contre lui-même et contre le monde, qui luttait contre la dénégation de la Shoah sur laquelle était fondée la culture contemporaine et se donnait comme mission de montrer qu’elle en constituait en réalité l’horizon indépassable.
La Shoah comme rupture anthropologique
Pour comprendre l’effroi d’Adorno il faut situer la Seconde Guerre Mondiale dans le contexte de «l’histoire longue» des relations entre la guerre et les arts, que les articles précédents de cette série ont esquissées. Les guerres et leurs destructions ont accompagné l’humanité depuis au moins la préhistoire, et l’accroissement progressif des populations humaines ainsi que les progrès techniques dans le domaine de l’armement les ont rendues de plus en plus meurtrières. Pourtant la Shoah ne fut pas simplement un pas de plus dans cette évolution. Elle constitua une rupture absolue par rapport à l’ensemble des conflits guerriers du passé, y compris la Grande Guerre. Du fait de la Shoah la Deuxième Guerre Mondiale fut la première guerre dans laquelle l’humanité mena la guerre contre elle-même.
Il y eut certes des signes annonciateurs antérieurs de cette rupture. Le génocide arménien organisé par les jeunes Turcs durant la Première Guerre Mondiale en fut un. Mais ce dernier avait été précédé par un conflit politique né de la déliquescence de l’Empire ottoman et opposant le désir d’autonomie de la communauté arménienne au nationalisme turc. Ce fut l’instrumentalisation ethniciste de ce conflit politique préexistant par les Jeunes Turcs – qui prétendaient rétablir la grandeur de l’Empire ottoman grâce à la création d’une nation définie ethniquement impliquant une «épuration ethnique» des communautés non-turques – qui transforma ce conflit politique en génocide.
La rupture opérée par le programme nazi d’extermination des populations juives résida dans le fait qu’il ne fut précédé par aucun conflit politique avec le peuple juif. Ni en Allemagne, ni nulle part ailleurs en Europe, les communautés juives n’avaient exprimé la moindre volonté d’autonomie politique par rapport aux États-Nations dans lesquels elles vivaient (les Juifs qui avaient des revendications nationales se proposaient plutôt d’émigrer en Palestine afin d’y fonder un État juif). Ce furent, à l’inverse, les politiques de ghettoïsation menées par certains États européens qui interdisaient aux communautés juives de s’intégrer pleinement dans le tissu social et politique national.
Ainsi le programme anti-juif des Nazis fut, dans l’histoire des guerres modernes, le premier cas d’une guerre d’extermination dont le critère unique et officiel était la simple appartenance des individus assassinés à un peuple ou à une communauté spécifique, à savoir le peuple juif. Cette politique d’extermination fut appliquée par les nazis non seulement en Allemagne mais dans tous les pays tombés sous leur coupe, donc pratiquement dans toute l’Europe. Elle n’était donc pas que nationale, mais se voulait universelle. Cela est lié au fait que le pro
gramme nazi était plus qu’un programme de purification ethnique (comme ce fut le cas du génocide des Arméniens). Il était fondée sur une anthropologie qui excluait les Juifs (et, dans sa version maximaliste, aussi les Tziganes) de l’humanité, les «choséifiait» comme de la vermine nuisible, dont il incombait au peuple allemand de débarrasser la Terre entière – méthodiquement et de façon «rationnelle».
L’Impuissance de l’art face à l’extrême?
On peut donc reformuler le doute d’Adorno: comment l’art pourrait-il représenter – où se référer à – la Shoah, étant donné qu’elle fut la négation même de la commune humanité de tous les hommes et que l’art ne peut remplir sa fonction qu’en faisant, au contraire, appel à cette commune humanité qui nous permet d’enjamber les contextes sociaux, religieux, politiques, culturels etc., qui nous séparent, pour atteindre l’humain dans son universalité? Un art qui voudrait se confronter à la Shoah ne serait-il pas pris dans une contradiction performative entre ce qu’il lui incomberait de représenter pour pouvoir posséder un contenu de vérité – la négation de toute empathie de la part des bourreaux à l’égard des victimes – et les moyens du mode de représentation choisi, l’art, qui nécessite l’activation de l’empathie, de la capacité de « sentir avec » comme puissance de réconciliation circulant entre l’artiste, ce qu’il représente et le récepteur?
Et pourtant…
Les arts dans l’antichambre de la mort
Né à Prague le 16 novembre 1932, Karel Sattler fut déporté en septembre 1942 au camp de concentration de Terezin (Theresienstadt), un parmi les 10.000 enfants et jeunes adolescents qui y furent emprisonnés avant d’être transférés en 1944 vers Auschwitz ou pratiquement tous furent assassinés. A Terezin, la peintre Friedl Dicker-Brandeis, elle-même déportée et qui elle aussi allait périr à Auschwitz, donna des cours de dessin clandestins à certains enfants et adolescents. Parmi eux, il y avait Karel Sattler. En 1943, âgé de 11 ans, il réalisa un dessin à l’encre représentant un voyageur à dos de chameau, à la tête d’une caravane traversant un paysage désertique vide à l’exception, à l’horizon, d’un unique arbre et de deux animaux, ou d’un animal et d’un homme sur le dos d’un animal et qui donnent l’impression d’être en train de se battre. On ne saura jamais ce qu’il voulait exprimer par ces éléments iconiques, ni plus généralement par le dessin comme tel, car le 4 octobre 1944, il fut transféré à Auschwitz et y fut assassiné. Mais quoi qu’il ait voulu exprimer, il s’agissait sans le moindre doute de quelque chose qui comptait beaucoup pour lui et qui était peut-être inexprimable par d’autres moyens que par ce dessin: des personnes se déplaçant librement dans un espace ouvert dans toutes les directions, l’inverse du camp de concentration dans lequel il se trouvait et dont essayer de sortir était synonyme de mort certaine ; mais aussi, à l’horizon, une menace de violence…..
C’est un dessin parmi d’autres, d’un enfant parmi d’autres, qui à Terezin, et parfois ailleurs, eurent recours à l’art pour imaginer d’autres espaces que l’espace de la mort qui était le leur: ainsi rien qu’à Terezin 4.000 dessins ont été retrouvés (ils se trouvent aujourd’hui à la Synagogue Pinkas de Prague), dont ceux, devenus célèbres, de la petite Hana Brady, morte elle aussi, comme Karel Sattler et tant d’autres, à Auschwitz. Parmi les très rares jeunes déporté(e)s qui survécurent, il y eut Helga Weissová, internée en 1941 à l’âge de douze ans à Terezin, puis transférée à Auschwitz. A Terezin elle avait réalisé des dessins et tenu un journal, qui existent toujours. Ses dessins ressemblent à ceux des adultes plus qu’à ceux des enfants, dans la mesure où ils n’imaginent pas une réalité autre, heureuse, mais montrent la réalité de la vie dans le camp. Ce ne sont pas des oeuvres consolatrices, comme le dessin de Sattler ou encore ceux de Hana Brady, mais des oeuvres-témoignages arrachées à la mort.
L’art des survivants
Bien sûr, parmi des déporté(e)s adultes aussi, la pratique des arts – la peinture, la poésie, le récit, mais aussi la musique – fut, à côté des convictions religieuses ou politiques, un moyen important pour ne pas sombrer dans un état de désespérance solipsiste absolue, et rester capable de continuer à se voir en être humain. Comme ce fut le cas pour les enfants, très peu parmi les adultes ayant eu une pratique artistique dans les camps de la mort survécurent. Lorsque ce fut le cas, leur vie créatrice postérieure a été presque toujours vouée à affronter, sous des formes très différentes d’un artiste à l’autre, la traversée de l’enfer au sens littéral qu’avait été le temps passé dans les camps.
Certains créèrent des oeuvres qui se voulaient à la fois des témoignages et des actes d’accusation. Ce fut le cas de la peintre Lea Lieberman-Shibers, survivante d’Auschwitz, émigrée en Israel après la guerre, qui consigna dans une série de 93 dessins insoutenables l’inhumanité et le sadisme des bourreaux du camp d’extermination (Erinnerungen aus dunkler Vergangenheit: Texte und Zeichnungen einer Holocaust-Überlebenden im Kontext ihres Lebens und Gesamtwerks). D’autres, plus nombreux, exorcisèrent le trauma des camps de manière transposée, indirecte, dans des oeuvres qui furent autant de « répliques » (au sens où on parle des «répliques» d’un tremblement de terre) de l’horreur originaire, le trauma de la Shoah s’y manifestant artistiquement comme un «Nachzittern», pour reprendre le terme d’Adorno. C’est le cas des collages provocants de Boris Lurie, mettant côte à côte, dans un montage obscène, les spectres sanguinaires de l’expérience des camps et les stéréotypes érotiques de la société de consommation, celui des paysages nocturnes ensanglantés, récurrents dans l’oeuvre d’Erna Rosenstein, ou encore celui des corps démembrés ou disloqués et des ectoplasmes de la sculptrice Alina Szapocznikow: oeuvres d’artistes hanté(e)s jusqu’à la fin par l’expérience dévastatrice des camps.
Des oeuvres qui nous requièrent
Voilà autant d’oeuvres – et il en existe une multitude d’autres, dont l’existence même montrent que l’art peut se confronter à la Shoah, et donc à l’extrême de la négation de toute humanité. Le cas des dessins (ainsi que les poèmes) laissés par les enfants est le plus poignant : il montre la force de résilience de la pratique artistique même dans des contextes existentiels extrêmes, et même à un âge précoce de la vie, puisque dessiner leur a permis d’exprimer, envers et contre tout, leur désir de vie et de bonheur. Le «Nachzittern» de ce désir éperdu qui accède à l’apparaître dans leurs dessins fait de chacun de ces derniers un «schibboleth», un signe secret de la grâce et de l’innocence profanées par le mal absolu.
La question n‘est donc pas de savoir si l’art peut être à la hauteur du défi posé par la Shoah, comme le pensait Adorno. Elle est de savoir si nous, spectateurs actuels, sommes à la hauteur de l’art créé dans les conditions de la Shoah. Possédons-nous la force nécessaire pour nous exposer à l’expérience de l’insoutenable qui gît au fond de ces oeuvres? En tout cas, l’abîme au-dessus duquel elles se sont hissées au prix d’une souffrance surhumaine est toujours là, attendant son heure.
* Jean-Marie Schaeffer est Directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l‘Academia Europaea, directeur d‘études à l‘EHESS.
Notre série sur l’art et la guerre s‘est décliné sur différents volets. Les premières parties sont parues dans les éditions du 8 juin, du 15 juin, du 29 juin, du 13 juillet, du 19 octobre et du 16 novembre.