Luxemburger Wort

Ontologie du mal

- Par José Voss

La révolte contre la religion et surtout contre Dieu, voire contre l’absence de Dieu, est le fait des personnes souvent les plus averties et perspicace­s. Si, argumenten­t-elles, le monde est rongé par le mal, les catastroph­es, le malheur, la misère, les guerres, les génocides, les crimes, les cataclysme­s, les accidents, l’injustice, c’est bien que Dieu n’existe pas. Sans quoi, il s’empressera­it d’intervenir pour rétablir la justice et le bien. Même les plus grands mystiques ont, à un moment donné de leur existence, traversé un désert intérieur, éprouvé le sentiment d’être abandonné de Dieu: Jean de la Croix, qui parlait à ce sujet de «nuit noire de l’âme» ou Mère Teresa, qui, elle, parlait de «nuit de la foi». Même le Christ sur la Croix, quand il crie son désespoir en ces termes: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» (Mt 27, 46).

D’où vient le mal ? Et si la Création est vraiment l’oeuvre de Dieu, pourquoi n’est-elle pas parfaite? Interrogat­ions abyssales, questions vertigineu­ses, qui hantent les esprits depuis la nuit des temps, depuis l’aube de l’humanité. Les religions monothéist­es ont tenté d’y répondre, en exonérant Dieu de tout «vice de fabricatio­n», et en avançant qu’il a laissé à ses créatures la possibilit­é de choisir leur voie, en optant soit pour le bien, soit pour le mal. Ce que veulent dire les textes sacrés, plus profondéme­nt, c’est que l’homme doit pleinement assumer son libre-arbitre. Ce qui revient à dire que c’est dans la liberté que le mal s’enracine.

Étrange liberté! Quand on ne l’a pas, on en rêve, on ferait tout pour la gagner. Et quand on l’a, on ne sait trop qu’en faire, on se trouve pétrifié d’angoisse. «Que les gens sont absurdes!», relevait Kierkegaar­d, «ils ne se servent jamais des libertés qu’ils possèdent, mais réclament celles qu’ils ne possèdent pas».

Une explicatio­n qui ne satisfait guère un Schopenhau­er, auquel on doit, d’ailleurs, le terme philosophi­que de «pessimisme», soit une conception qui passe, sans coup férir, par le changement d’une seule prépositio­n, du mal dans l’existence au mal de l’existence. Mais, déjà Pierre Bayle notait, en son temps, qu’il y a si peu de bien que nous n’avons pas à choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. Ceci étant, est-il nécessaire d’être pessimiste pour le reconnaîtr­e? La dissymétri­e du bien et du mal est plus marquée encore que celle du vrai et du faux, car, si le bien est un idéal difficilem­ent réalisable et encore plus difficilem­ent réalisé (Kant disait qu’il n’y eut probableme­nt jamais une action réellement accomplie par devoir), le mal est un fait, et même un fait on ne peut plus banal.

Le mal est universel et infini. Or, dans une certaine tradition philosophi­que, on s’est attaché davantage au mal «extraordin­aire» qu’au mal «ordinaire», la «mauvaise réalité», celle qui, de très loin, fait le plus de mal, c’est-à-dire la haine, le mépris, l’humiliatio­n, l’exploitati­on, le mensonge, la bêtise, l’insondable bêtise.

Chez Platon (Timée, Phédon, Théétète), le bien est l’Un, tandis que le mal est la Dyade. Quelle qu’en soit la forme, le mal y est compris comme séparation: d’avec soi, d’avec autrui, d’avec le monde. Étymologiq­uement, d’ailleurs, le «dia-bolique» qui fracture est l’exact opposé du «sym-bolique» qui unit. Le mal est disjonctio­n. Et avec l’anéantisse­ment, il prend sans doute sa forme ontologiqu­e la plus terrible. L’anéantisse­ment représente le mal dans sa forme la plus radicale, comme en témoignent, par exemple, la Vernichtun­gskrieg contre les Russes, l’Endlösung contre les Juifs.

Philosophi­quement, la «méontologi­e» (comme l’ontologie est le discours sur l’être, on peut appeler « méontologi­e » – le préfixe mé, en grec, exprime la négation – le discours sur le non-être), du moins à l’âge classique, l’emporte nettement sur l’ontologie positive. Or, à la source de cette définition du mal comme non-être, on trouve le platonisme, puisque celui-ci identifiai­t le Bien à l’Être. De plus, le mal n’a pas d’essence, comme le fera observer plus tard saint Thomas d’Aquin (et, à sa suite, Spinoza, qui exclut définitive­ment le mal de l’ordre des essences). Thomas, qui dira du péché qu’il n’est pas dans ce que l’on fait, mais dans ce que l’on ne fait pas. Ce par quoi l’Aquinat s’inscrit non seulement dans la tradition issue de Platon, mais encore dans celle issue d’Aristote, lequel détermine le mal comme « non-être par soi ». Pour Descartes, également, « le mal n’est rien de réel, mais seulement une privation », une absence, un néant, une négativité, un nonêtre – ce en quoi il ne fait qu’adopter la leçon de la tradition monothéist­e (juive, chrétienne et musulmane), à savoir, celle d’un mal conçu comme manque, comme privation. Cela dit, pour exprimer le caractère privatif mais néanmoins actif du mal, les scolastiqu­es disaient qu’il a une cause non pas efficiente mais déficiente (on notera au passage que le terme et le concept seront repris par Leibniz).

Une place à part revient, dans ce contexte, à Plotin, pour qui, entre l’être et le non-être, il y le « moins-être ». D’ailleurs, la langue commune ne le suggère-t-elle pas, quand on comprend que l’adverbe mal est une négation affaiblie, et exprime l’imperfecti­on, l’inachèveme­nt, la perfectibi­lité ? Ce qui a été mal fait a été fait tout de même, et il y a une différence littéralem­ent infinie entre mal faire et ne rien faire. Quant à Proclus, le disciple de Plotin, il définit l’existence du mal comme une «parhyposta­se», c’est-à-dire une contre-existence, une réplique inversée du Bien, la parhyposta­se n’ayant pas de réalité propre, et n’existant que par rapport à la réalité bonne. Si « l’homme est la mesure de toutes choses », selon ce que Platon fait dire à Protagoras, alors le mal n’existe pas en soi, il n’est plus qu’une affaire d’interpréta­tion, dont on s’emploiera à mesurer les variables collective­s ou individuel­les. Ainsi, la figure même de Judas n’illustre-t-elle pas que le bien universel (la Rédemption de l’humanité) passe par un mal ponctuel (un acte de trahison) ?

Une idée qui inspirera à Victor Hugo les alexandrin­s suivants :

« Le bien est un linceul en même temps qu’un lange; Si le mal est sépulcre, il est aussi berceau; ils naissent l’un de l’autre, et la vie est leur sceau. » (Le verso de la page).

: Que les gens sont absurdes! Ils ne se servent jamais des libertés qu’ils possèdent, mais réclament celles qu’ils ne possèdent pas. Soren Kierkegaar­d

 ?? ?? Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513), une gravure au burin d‘Albrecht Dürer. Cabinet des Estampes et des Dessins. Musées de Strasbourg, France.
Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513), une gravure au burin d‘Albrecht Dürer. Cabinet des Estampes et des Dessins. Musées de Strasbourg, France.

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