L’orgue dans tous ses éclats
Un jeune organiste surdoué joue Bach, Schumann, Eggert, Saint-Saëns et… Heindl
«Tout ce que nous, les humains, pouvons ressentir, toutes les émotions que nous sommes susceptibles d’éprouver, et même davantage encore que tout cela, l’orgue est capable de l’exprimer». Dixit la nouvelle étoile montante de l’instrument roi. Son nom? Sebastian Heindl.
Né à Gera, en 1997, ayant accompli ses premières armes musicales à Leipzig, et actuellement titulaire de l’orgue Schuke (du nom du même facteur que celui de l’instrument de la Philharmonie) de la Kaiser-Wilhelm-Gedächtnis-Kirche à Berlin, l’Allemand était l’hôte, le 23 janvier, de la Philharmonie, où il a gratifié le public (venu nombreux) d’un programme on ne peut plus éclectique et généreux.
Mû par l’ambition, proclamée haut et fort, de dépoussiérer à la fois la matière du répertoire de l’orgue et la manière de le jouer, fort, par ailleurs, d’un authentique charisme (étonnant, compte tenu de son jeune âge), interprète déjà reconnu de Bach, il nous a également dévoilé les subtilités de l’esthétique musicale d’une nouvelle oeuvre de Moritz Eggert, des adaptions pour orgue de pages de Clara Schumann et de Camille SaintSaëns ainsi que – cerises sur le gâteau – de deux pages, aux accents très personnels, de son cru: les «pop-baroques» études pour orgue Prelude and Fugue on the names «G.C.B.» and «B-a-c-h» et Rock-Toccata and Blues-Fugue in c-minor.
Pages révélatrices non seulement de son approche éminemment créatrice du matériau musical, mais encore, des influences qui marquent son style de composition – influences au nombre desquelles figurent, outre la tradition classique (notamment baroque), les variétés de musique contemporaine, genre Punk, Prog-Rock et Techno. Le résultat est un langage musical syncrétique, mariant syntaxe classique et éléments harmoniques et rythmiques propres au jazz ou à la musique pop.
On imagine mal un récital pour orgue sans Bach. Pourquoi? Parce que les partitions de «l’homme qui tutoyait Dieu» n’ont pas leurs pareilles pour tout à la fois jauger le talent de l’exécutant, et prendre, dans toute l’ampleur de sa palette sonore, la mesure de l’instrument qu’il joue, un Schuke dont la sonorité précise, incisive et claire autorise, par ailleurs, des tempi enlevés.
Ainsi donc, la soirée s’est-elle ouverte avec une page réclamant de la part de l’interprète une virtuosité étourdissante, notamment, en raison d’une partie de pédalier particulièrement développée: la Toccata et Fugue BWV 540. Page chefd’oeuvrale, s’il en est, de par son architecture contrapuntique des plus élaborées ainsi que de par son travail poussé d’élaboration formelle. La modulation inattendue sur ut bémol, à la mesure 424, a fait dire à Mendelssohn: «On dirait que l’église va s’écrouler»! Que dire de l’exécutant, sinon qu’il y est parfaitement à l’aise, et que sa lecture n’appelle que des louanges dithyrambiques.
Suit le susdit Prelude and Fugue de la plume du Wundermusiker de Leipzig, improvisateur et compositeur à ses heures. L’opus alterne dissonances abruptes et clusters monstres, plages de lumière et épisodes d’obscurité, pulsations irrégulières et tessitures sonores d’une rare densité.
Sur ce, Back to Bach. Avec, cette fois, le célèbre Concerto italien BWV 971 (dont l’original fut écrit pour clavecin). Du splendide premier mouvement, où Bach mêle plusieurs styles, à l’éblouissant finale marqué Presto, en passant par l’admirable Andante central, lyrique et nostalgique à souhait, bref, d’un bout à l’autre de cette opus maximum réalisant la synthèse heureuse entre la clarté du style mélodique italien et la solide architecture polyphonique germanique: que du bonheur!
Après la pause, et dans la foulée d’un rapide flash-back sur Clara Schumann, dont la rising star de l’orgue interprète avec aplomb le Caprice à la boléro, la deuxième des Quatre pièces caractéristiques de l’op. 5, retour à la modernité: celle d’Orck de Moritz Eggert. Morceau révélateur du goût avéré de son innovant et polyvalent auteur pour l’expérimentation avec des styles musicaux des plus divers – compositeur qui, de surcroît, a le mérite de s’engager à fond en faveur d’une manière radicalement nouvelle d’approcher la musique contemporaine.
Trois transcriptions de la main de Heindl
Quant à la version pour orgue, signée Heindl, de la Danse macabre de qui l’on sait, elle ne nous a pas laissé – pardon de le dire – un souvenir impérissable.
Avec ce type de menu en forme de lasagne (très en vogue actuellement dans les cénacles prospectifs), alternant une couche d’oeuvres classiques et une autre couche d’oeuvres récentes, on aurait pu, un instant, craindre un effet d’éparpillement ou pire encore. Il n’en fut rien. Heindl s’expose et s’impose, maîtrisant à la perfection l’art des contrastes, exploitant à merveille toutes les immenses potentialités du Schuke philharmonique, dont les couleurs fondantes, mais limpides, puissantes, mais jamais tonitruantes, sont, au demeurant, un bonheur en soi. Qui plus est, ses propres compositions parachèvent un programme qui, fût-ce même sans bis, avait tout d’un menu étouffe-chrétien.
Enfin, un mot sur les trois transcriptions de la main de Heindl. Si elles ont la particularité et le mérite de ne pas sacrifier à la virtuosité gratuite la qualité spécifique de la narration originale, elles n’ont pas que des adeptes. Alors que d’aucuns y voient une occasion unique de chahuter salutairement leurs habitudes d’écoute, d’autres les jugent avec condescendance, leur reprochant de n’être qu’un remake de troisième rayon, une réappropriation aux relents de larcin, un pas du tout anodin exercice de style écrit pour les doigts, une pâle copie des originaux qu’en transformant elles «instrumentalisent». Sans parler des puristes qui, se montrant plus catholiques que le pape, condamnent jusqu’au principe même de la transcription.
Ceci étant fermement posé, gageons que le récital de ce mardi a, un tant soit peu, contribué à concilier ces différents points de vue. Et gageons, surtout, que cette soirée, dont le fil rouge était un grand bonheur musical, restera gravée en lettres d’or dans toutes les mémoires des mélomanes férus d’orgue.