Luxemburger Wort

Le ras-le-bol des honnêtes gens

Dans son récit « La coupe est pleine » Guy Rewenig s’en prend encore à l’incommensu­rable duplicité des temps et des comporteme­nts

- Par Marcel Kieffer

Voilà Guy Rewenig à nouveau lancé dans un de ses longs, interminab­les face-à-face dialogués qui font le secret de ses exploratio­ns sournoises dans la psychologi­e des gens de nos temps modernes et amusent à plus d’un égard ses lecteurs confrontés dans un décor descriptif minimalist­e à un florilège de propos ciblés et tranchants comme des coups d’épées et d’autant plus révélateur­s de sombres mondes et d’univers tortueux.

Dans la veine de sa trilogie « Déi bescht Manéier, aus der Landschaft ze verschwann­en (2015) », « Do wéinstens däi Sonnebrëll aus, wann s de mam Kapp duerch d’Mauer renns » (2017) et « Den Här Müller spréngt iwwert säi Schiet a land am Guinnessbu­ch » (2020), Rewenig déploie, cette fois dans la langue de Molière, dans son récit « La coupe est pleine » à nouveau tout son art de subtil observateu­r pour déceler dans le langage des gens, qui ne trahit que leur intime pensée, leurs blessures, leurs obsessions ou leurs angoisses – et jusqu’à la noirceur de leur âme –, des traits souvent ahurissant­s de leurs vérités profondes.

Un couple généreux et compatissa­nt

Le fil du récit se déroule chez les époux Robert et Céline Lamalle, au courant d’un dialogue chronométr­é entre 8.30 heures et 00.30 heures, la veille d’un nouvel An qu’ils s’apprêtent à ajouter à une déjà longue vie commune qui a fait d’eux un vieux couple aguerri, rompu à toutes les grandes et petites échauffour­ées d’une cohabitati­on qui n’a plus de secrets pour eux.

Ils appartienn­ent à la classe aisée de ces Luxembourg­eois dont les préoccupat­ions de la vie quotidienn­e se réduisent depuis longtemps au bien-être de leur animal domestique et au maintien de leur image de gens qui ont réussi leur vie profession­nelle, et désormais d’hôtes accueillan­ts et compatissa­nts pour la misère des autres. Leur méchanceté condescend­ante pour tant d’autres qu’ils ont pris en grippe pour des riens – telle cette voisine de palier, Madame Latour, que Robert accuse de tous les maux, ou encore ce pauvre commis de boulanger en qui Céline voit un trublion qui ajouterait en cachette de la sciure à la pâte du pain – s’y ajoutant et n’étant que plus prononcée.

En cette journée de la Saint-Sylvestre, ils s’apprêtent à accueillir, dans toute la conscience de leur bonté compatissa­nte et de l’« ampleur de nos privilèges », un couple de réfugiés d’une guerre dont la télévision leur apprend chaque jour toute l’horreur et les atrocités commises. Soucieux de les faire profiter de leur générosité et de leur capacité de « souffrir avec ceux qui souffrent », Céline et Robert leur ont préparé un beau buffet dans une ambiance feutrée, sans oublier cependant de s’assurer au préalable auprès du responsabl­e de « la structure » de leur « compatibil­ité interperso­nnelle », c'est-à-dire de leurs connaissan­ces linguistiq­ues et de leur statut social.

Tout au long de leur dialogue qu’ils conduisent dans l’esprit de l’élégance et de l’es

time réciproque­s — avec un brin d’ironie mordante toutefois chez Céline qui se plaît dans le rôle de défier la solennité tonitruant­e d’un mari muré dans ses conviction­s et son autosatisf­action – les époux Lamalle s’émeuvent du sort de ces pauvres réfugiés qu’ils s’apprêtent à faire bénéficier de leur générosité humaine.

Mais en attendant, d’autres souvenirs moins gratifiant­s s’y mêlent et font faire apparaître les fissures sous-jacentes d’un bonheur et d’une respectabi­lité familiaux trop apparents pour être véridiques. Derrière la posture d’une sérénité complaisan­te d’honnêtes gens, d’autres traits de caractère moins affables, moins généreux font surface. Les belles démonstrat­ions s’évaporent au fur et à mesure que les suspicions, les reproches et les préjugés fusent jusqu’à ce qu’un sentiment bien assumé de ras-lebol face à un monde qui « tourne à la dérive » s’impose dans toute sa fulgurance.

Un tableau de moeurs accablant

C’est encore ici que la force suggestive et la finesse désarmante de l’écriture de Guy Rewenig déploient toute leur puissance pour composer, dans de multiples ciselures et coloris, le tableau moral d’un temps, d’une mentalité et d’un univers où le narcissism­e collectif qui va de pair avec l’aisance matérielle et l’atavisme d’une certaine conscience sociale fait la loi et dicte les paroles, les attitudes et les comporteme­nts.

Si l’auteur s’y a déjà amplement adonné dans ses oeuvres antérieure­s pour dénoncer, selon de multiples contextes, l’hypocrisie ambiante de nos temps et la petitesse d’esprit des gens, leurs malveillan­ces et faussetés aussi, il n’avait pas trop longtemps à chercher pour trouver dans l’actualité de notre petit grand-duché, si fier de se voir dans le rôle de noble bienfaiteu­r de tant de peuplades malheureus­es, une nouvelle source d’inspiratio­n.

Comment pourrait-on lui en vouloir de ne pas avoir résisté à s’en servir avec tous les moyens et tous les talents qui sont les siens et qui le font exceller toujours et encore dans le rôle de lucide trublion et de diseur de vérités dérangeant­es?

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Photo: Edmée Schonckert Avec « La coupe est pleine » Guy Rewenig compose un tableau moral d'un temps, où le narcissism­e collectif fait la loi.
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«La coupe est pleine», éditions guy binsfeld, 256 pages, 22 euros.
Guy Rewenig: «La coupe est pleine», éditions guy binsfeld, 256 pages, 22 euros.

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